France

Guerre en Ukraine : l’ex-ambassadeur de France sur la Russie de l’intérieur

Entre 2020 et 2024, Pierre Lévy a été ambassadeur en Russie et a dû faire face à la pandémie de Covid-19 ainsi qu’à l’invasion de l’Ukraine. En mai 2024, lors de l’investiture du président russe, des milliers de participants ont été testés au coronavirus.


Entre 2020 et 2024, Pierre Lévy a exercé en tant qu’ambassadeur en Russie. Pendant cette période, le diplomate expérimenté a dû faire face à la pandémie de Covid-19, ainsi qu’à l’invasion de l’Ukraine. Dans son ouvrage intitulé *Au cœur de la Russie en guerre* (Éditions Tallandier), l’ancien ambassadeur expose son travail et celui de ses collaborateurs « valeureux » dans un pays de plus en plus isolé.

Jeudi, Vladimir Poutine a contacté son homologue américain Donald Trump pour le persuader de ne pas fournir de missiles Tomahawk à l’Ukraine. Alors que les dirigeants doivent se rencontrer « dans les deux prochaines semaines », Pierre Lévy a accepté de répondre aux questions de *20 Minutes*.

**A la lumière de l’actualité, le président russe est-il toujours dans la même logique selon vous ?**

La position russe n’a pas changé ces derniers mois, Vladimir Poutine reste sur sa trajectoire. Le 8 octobre, le vice-ministre des Affaires étrangères Ryabkov a estimé que la dynamique d’Anchorage en Alaska [où Donald Trump et le président russe s’étaient rencontrés] était largement épuisée. Il faut rester très attentif à l’évolution des discussions, mais je n’exclue pas mon scepticisme. Le président américain nous a habitués à de nombreuses déclarations et à des retournements de situation. Ce qui compte, ce sont les actes.

**Vous êtes arrivé en poste seulement deux mois avant le début de la pandémie de coronavirus. En quoi le Covid-19 a-t-il influencé le déroulement des événements selon vous ?**

Le Covid a sans doute accentué chez Vladimir Poutine le sentiment d’enfermement, d’isolement de la réalité, ainsi que la fragilité de la vie. Des précautions continuent d’être prises en Russie que nous avons abandonnées ailleurs. Par exemple, en mai 2024, lors de l’investiture du président russe, tous les participants ont été testés au coronavirus. Les mesures sanitaires entourant sa personne demeurent strictes.

**Justement, en septembre, Vladimir Poutine a discuté d’immortalité avec le dirigeant nord-coréen Kim Jong-Un et le président chinois Xi Jinping. Pensez-vous que le dirigeant russe aspire à l’immortalité ?**

Historiquement, c’est sans doute l’un de ses objectifs. Vladimir Poutine souhaite être reconnu dans l’histoire. En 2020, avec la modification de la Constitution lui permettant d’effectuer deux mandats supplémentaires jusqu’en 2036, il a probablement pensé : « Je veux que mon nom soit associé à celui de l’homme qui a restauré une Russie forte, respectée, crainte. »

Sur le plan physique, les recherches sur le transhumanisme en Russie témoignent d’un ancêtre désir dans l’esprit russe ou soviétique de perfectionner l’espèce humaine. La maison Igoumnov, où je résidais à Moscou, abritait d’ailleurs autrefois l’Institut du cerveau, où de nombreux cerveaux ont été analysés [notamment celui de Lénine]. Il vaut mieux ne pas y penser chaque jour !

**Le 24 février 2022, un gendarme vient vous secouer dans votre lit pour vous informer du début de l’invasion russe en Ukraine. Que s’est-il passé dans les heures qui ont suivi ?**

Après un moment de surprise — qui fut bref, car nous anticipions une action militaire —, nous avons immédiatement été entraînés dans l’action. Nous faisions état en temps réel à Paris des évolutions. Nous avons notamment analysé le discours du matin de Vladimir Poutine, très agressif, annonçant « l’opération militaire spéciale ».

La concertation entre les Européens et les alliés de l’Otan s’est rapidement organisée sur place. Nous avons été en contact constant avec le Quai d’Orsay et l’ambassade de France à Kiev. Lorsque nos collègues ont quitté la capitale ukrainienne pour Lviv, début mars 2022, nous avons fourni les coordonnées GPS aux ministères russes des Affaires étrangères et de la Défense pour prévenir toute frappe. Enfin, nous avons évidemment transmis de nombreux messages à la communauté française en Russie pour l’informer de la situation.

**Comment s’est manifestée la guerre au quotidien pour vous ?**

Dans une grande ville russe comme Moscou ou Saint-Pétersbourg, la guerre se fait à peine sentir. Le pouvoir tente de conserver les apparences de normalité, bien qu’il y ait des affiches de propagande et de recrutement et des perturbations aériennes dues aux drones ukrainiens.

Ce qui a beaucoup évolué, c’est que la France a été désignée comme un « pays inamical ». Cela ne constitue pas une catégorie juridique, mais nous avons subi plusieurs restrictions, rendant le dialogue de plus en plus difficile. En mai 2022, de nombreux membres de l’ambassade ont été déclarés *persona non grata* et expulsés, en représailles de nos mesures contre des diplomates russes peu impliqués dans des activités diplomatiques. C’était un moment très difficile pour moi de devoir me séparer de mes collaborateurs.

**Étiez-vous surveillés de près ?**

Bien sûr, il fallait rester vigilant en permanence, même si je ne me suis jamais senti physiquement menacé. Un incident très révélateur du climat dans lequel nous étions, a été celui entourant les travaux de réfection du toit de l’ambassade. De gros sacs de gravats y étaient entreposés en attente d’être descendus, mais des réseaux sociaux russes ont publié des photos, accusant l’ambassade de se fortifier ou d’installer des défenses antiaériennes. Lorsque certains collaborateurs partaient en mission en province, des publications les accusaient d’être en mission secrète.

**Vous expliquez qu’au fil du temps, votre personne devient « radioactive » ?**

Quand un visiteur se rendait à l’ambassade, un policier en faction prenait son identité. Certaines personnes ont décidé de ne plus venir et, vous le savez, en Russie, les gens ne s’expriment pas facilement, ils se protègent. Comme à l’époque soviétique, les discussions se font dans la cuisine. J’ai été frappé de constater que les chauffeurs de taxi, qui sont généralement un bon indicateur de l’ambiance, parlaient moins. J’ai aussi ressenti une raréfaction des blagues, ce qui est un signe inquiétant.

**Comment décririez-vous la Russie que vous avez laissée derrière vous ?**

Je dirais qu’elle se referme. Elle a, à bien des égards, coupé les ponts avec l’Europe. Lorsque je suis partie, j’ai effectué un vol classique de quatre heures, mais à mon retour, le voyage a duré une douzaine d’heures en passant par Istanbul. C’est assez significatif. L’économie est sous tension avec de nombreux problèmes structurels, et des enjeux majeurs, tels que les relations avec la Chine et le retour des combattants dans la vie civile, influenceront son avenir. Je pense que la Russie sortira très affaiblie de cette épreuve de la guerre.