Belgique

De plus en plus de bourgmestres ne démissionnent pas durant la législature.

En avril dernier, un salon a eu lieu au WEX de Marche-en-Famenne, rassemblant des élus locaux, des fonctionnaires communaux et des bourgmestres. Selon une étude de 2024 de l’Institut Wallon de la Statistique (IWEPS), 57% des Wallons font confiance à leur bourgmestre, tandis que ce chiffre tombe à 19% pour les autres responsables politiques.


Qui sont nos bourgmestres ? Quel est leur état d’esprit, leur moral ? Pour le découvrir, nous nous sommes rendus au salon Municipalia, qui s’est tenu au WEX de Marche-en-Famenne, en avril dernier.

Bourgmestre, c’est une vocation

Municipalia est le rendez-vous annuel des élus locaux, des fonctionnaires communaux, des prestataires et, bien sûr, des bourgmestres. Ils étaient tous présents, ou presque. Dans une allée du salon, nous avons croisé Nicolas Grégoire, des Engagés, bourgmestre de Marche-en-Famenne. Nous lui avons demandé ce que représente sa fonction : « Bourgmestre, c’est une vocation. C’est une fonction qui exige du temps, de l’énergie, une disponibilité de tous les instants, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, avec son téléphone connecté en permanence. C’est éreintant mais aussi passionnant. »

On a menacé de brûler ma maison, de tuer mes enfants

Quoiqu’il se passe dans une commune, le bourgmestre est en première ligne : sécurité, travaux, écoles, cimetières… La liste est longue. Toutefois, le moindre problème est désormais relayé sur les réseaux sociaux, souvent de manière agressive, voire menaçante, comme nous l’explique Philippe Courard, le bourgmestre socialiste d’Hotton : « Le côté négatif prend de plus en plus de place et les réseaux sociaux, à mon avis, sont en partie responsables. Les citoyens veulent une réponse tout de suite et se libèrent de leur haine, de leur colère, via les réseaux sociaux. » Cette agressivité peut prendre des proportions extrêmes. Philippe Courard précise : « J’ai été menacé, ma famille a été menacée. On a menacé de brûler ma maison, de tuer mes enfants. Nous, comme élus, on a choisi, on prend nos responsabilités. Mais quand on s’en prend à la famille, là, ça fait mal dans la chair. »

Pourquoi nos bourgmestres sont-ils de plus en plus pris pour cible ?

Pour comprendre, nous avons rendu visite à plusieurs bourgmestres dans leurs communes, écoutant ces femmes et ces hommes, des plus jeunes aux plus expérimentés. Ce constat s’est dégagé : la violence à leur égard est en augmentation. Aujourd’hui, ces élus sont souvent tenus responsables de nombreux problèmes sur leur territoire, qu’ils soient liés à des excès de vitesse, à des poubelles débordantes, à un accident sur une aire de jeux, à un trou dans une rue ou à des conflits de voisinage. Pour beaucoup de citoyens, tout est de la faute du bourgmestre, et certains n’hésitent plus à les insulter, voire à les menacer. Ce climat est tel que certains d’entre eux bénéficient aujourd’hui d’une protection policière, comme Marc Lejeune, bourgmestre de Beauraing, du parti Les Engagés.

Marc Lejeune entame son troisième mandat de bourgmestre. Très populaire et omniprésent à Beauraing, il est bien connu de tous. Nous l’avons rencontré au marché matinal, où il ne peut faire un pas sans être interpellé. Un chiffre révélateur : une étude de 2024 de l’Institut Wallon de la Statistique (IWEPS) souligne que 57 % des Wallons font confiance à leur bourgmestre, contre seulement 19 % pour les autres responsables politiques. Aux dernières élections, la liste de Marc Lejeune a recueilli 75 % des voix. Cependant, malgré cette popularité, il reste victime d’attaques : « J’ai déjà reçu un cercueil dans un courrier. Mais ce n’est pas tant la menace dans un seul courrier qui perturbe. Ce sont les courriers lancinants, qui reviennent tout le temps… On vous rend responsable de tous les problèmes de tout le monde. »

« Oui, j’ai eu une petite protection policière. Pas rapprochée… Mais ne serait-ce que pour ma famille. »

Marc Lejeune a récemment été gravement menacé par un habitant, en raison d’un gîte trop bruyant. « Parmi la centaine de gîtes présents sur la commune, le plus souvent bien gérés, on a eu un problème avec l’un d’entre eux. C’était une source de tapage dans un quartier résidentiel. Un voisin a vraiment pété les plombs et s’est retourné contre moi. Avec la police, on a essayé de régler les choses, mais ça a dégénéré, avec des menaces par courrier. Et là, la police a jugé que cela devenait trop sérieux, donc j’ai eu droit à une petite protection policière, pas rapprochée, mais avec des patrouilles régulières à mon domicile. » Marc Lejeune précise qu’il n’était pas tant inquiet pour lui-même, mais il voulait protéger sa famille : « Je n’avais pas envie que cette personne vienne frapper à ma porte et qu’elle soit en contact avec mes enfants. »

Aucun bourgmestre n’est épargné

En Wallonie ou à Bruxelles, que ce soit en milieu rural ou urbain, aucun bourgmestre ne peut échapper à l’agressivité ambiante. Nos élus sont de plus en plus souvent la cible de citoyens mécontents, au point que l’Union des villes et communes de Wallonie (UVCW) a souhaité faire un état des lieux du phénomène. En 2023, 483 mandataires locaux, bourgmestres, échevins et présidents de CPAS ont été sondés sur le sujet. Le titre de l’enquête, « Le blues des élus », en dit long.

70 % des bourgmestres ont déjà reçu des menaces verbales, 28 % ont subi des actes de violence.

Michèle Boverie, la Secrétaire générale de l’UVCW, précise les résultats de leur enquête : « Lors de la mandature précédente, 79 % des bourgmestres ont reçu des injures, 70 % des menaces verbales, 34 % du cyberharcèlement, 22 % des menaces physiques et 28 % des actes de violence. Dans notre enquête, nous avons également interrogé les échevins et les présidents de CPAS. Je peux vous dire que la violence la plus importante pèse clairement sur les bourgmestres. Certaines fois, ils m’appellent, complètement démunis face à la violence qu’ils subissent. » En 2023, Florence Reuter, la bourgmestre MR de Waterloo, a aussi contacté l’Union des Villes et Communes après une réunion citoyenne qui a mal tourné.

Cette réunion a été d’une violence inouïe.

L’incident s’est produit à la maison communale de Waterloo. Florence Reuter a accepté de partager son expérience d’une réunion citoyenne qui a dégénéré. Ce soir-là, une simple présentation d’un projet urbanistique a conduit à une violente réaction : « Quelle que soit l’information qu’on donnait, elle était critiquée. C’étaient des invectives, des cris, des insultes. Ç’a été d’une violence inouïe, très perturbante. Au point qu’à 6 heures du matin, j’ai écrit pour en témoigner à l’Union des Villes et Communes… J’étais terriblement choquée. » La violence peut avoir un effet dissuasif sur de potentielles vocations, en particulier chez les femmes, qui ne représentent que 23 % des bourgmestres en Wallonie.

Elle ferait mieux de s’occuper de ses enfants, celle-là, plutôt que de faire de la politique.

La politique communale reste encore principalement une affaire d’hommes. Florence Reuter l’a constaté lorsqu’elle a constitué sa liste pour les dernières élections communales : « J’ai eu beaucoup plus de mal à convaincre des femmes que des hommes à rejoindre ma liste. Elles hésitent plus à s’engager. Moi, quand je suis arrivée à la tête de la commune, il y a 10 ans, j’ai entendu des réflexions sexistes, comme : ‘Elle ferait mieux de s’occuper de ses enfants, celle-là, plutôt que de faire de la politique.’ Oui, ce genre de propos, je les ai entendus… »

La proximité avec la population : une force et un risque

Pour tous les bourgmestres, la vie publique et la vie privée se mêlent : ils vivent dans leur commune, parmi leurs administrés. Cette proximité, bien que souvent bénéfique, expose également les bourgmestres à des risques. Florence Reuter raconte : « Une nuit, à 3 heures du matin, ma plus jeune fille est arrivée dans ma chambre en me disant : ‘Maman, on nous attaque.’ On a vu des lumières, on entendait des cris et, parmi les insultes, j’ai entendu : ‘Bourgmestre.’ Là, j’ai eu peur et j’ai appelé la police. Au final, c’était une dame en colère contre un café qui faisait trop de bruit près de chez elle et qui avait décidé de faire subir à la bourgmestre ce qu’elle subissait elle-même. »

Même au sein de la maison communale, dans son bureau, Florence Reuter a déjà ressenti des menaces. « N’importe qui peut entrer, et c’est normal, mais si quelque chose se passe mal, je suis seule. Je peux crier mais un coup de couteau, ça peut aller vite. C’est pourquoi je me suis fait installer un dispositif de sécurité, un petit bouton qui me relie directement à la police. » On se souvient tous du bourgmestre de Mouscron, Alfred Gadenne, qui a été poignardé par le fils d’un employé en 2017. La plupart des élus que nous avons rencontrés restent marqués par cet événement, qui illustre dramatiquement à quel point les bourgmestres sont souvent tenus pour responsables de tout ce qui se passe dans leur commune.

Au moins 20 % d’élus communaux quittent leur mandat en cours de législature

La violence à l’égard des bourgmestres, des élus communaux et même des fonctionnaires, atteint aujourd’hui des proportions préoccupantes, selon ceux qui étudient notre démocratie. Pour Vincent Aerts, chercheur en sciences politiques à l’ULiège, la fonction de bourgmestre est devenue trop lourde à porter pour certains, entraînant un nombre croissant de démissions. Il a d’ailleurs réalisé une étude inédite en Wallonie sur ces démissions, leurs causes et leur nombre : « Lors de la législature 2018-2024, il y avait 262 bourgmestres en Wallonie, et une trentaine d’entre eux a quitté son mandat avant son terme. Cela fait 10 % et notre étude s’arrête à mi-mandat. Ce chiffre doit être encore bien plus élevé. À mon avis, au moins 20 % des élus quittent leur mandat avant son terme, sans compter les conseillers communaux et les échevins. »

La violence, elle est surtout entre les élus eux-mêmes.

Le plus surprenant dans l’étude du chercheur liégeois, ce sont les raisons invoquées pour ces démissions. Si l’aggressivité des citoyens, le volume du travail et le surmenage sont cités, c’est souvent la brutalité entre élus qui est la cause principale des départs. Pour Vincent Aerts, c’est surprenant : « La vie politique est extrêmement violente. Avec la surmédiatisation, c’est devenu un vrai combat. La violence est surtout entre les élus, je l’ai bien observé dans mes recherches. Je ne m’y attendais pas. Les élus communaux se retrouvent parfois dans des conflits extrêmes. Ils vivent ensemble, se croisent à tous les événements de la commune. Et parfois, cette proximité les pousse à se détester, menant à des violences verbales, voire physiques. La violence entre élus est un facteur de démission pour les bourgmestres, c’est une certitude. »

Axel Tixhon a démissionné de son poste de bourgmestre de Dinant en 2021, après les inondations.

Axel Tixhon a été élu bourgmestre de Dinant en 2018. Il a rencontré presque toutes les difficultés imaginables : l’agressivité des citoyens et des élus, une charge de travail colossale, la pression, une crise sanitaire et une catastrophe naturelle. Dès le début de son mandat, il a découvert des rapports de force qu’il n’imaginait pas, notamment avec l’opposition mais aussi certains de ses propres partenaires. « Je n’ai plus d’amis en politique… »

Est survenue la crise du Covid, où les bourgmestres se sont retrouvés seuls face à leurs citoyens. Ensuite, en juillet 2021, alors que des restrictions liées au Covid étaient encore en vigueur, des inondations ont frappé plusieurs communes wallonnes et Dinant a été touchée. Pour l’ancien bourgmestre, le traumatisme est encore bien présent : « C’est l’impression d’une avalanche, que tout me tombe sur le dos. J’étais responsable de tout. En 2021, on a eu des trombes d’eau sur la tête, comme un peu partout en Wallonie. Les sinistrés cherchent naturellement des responsables et c’est le bourgmestre qui prend tout dans la figure. » Axel Tixhon confie qu’encore aujourd’hui, lorsqu’il pleut fortement, il ressent une angoisse : « Encore aujourd’hui, parfois, quand il pleut fort, ça réveille en moi des souvenirs désagréables. C’est resté ancré en moi. »

Est-ce mon rôle d’être un punching-ball ?

Ce qui a conduit Axel Tixhon à démissionner, ce sont les réactions très agressives de certains sinistrés, pas seulement sur les réseaux sociaux. Attaché à apporter un soutien aux blessés, il se souvient : « Je rentre dans une maison, il y a de la boue partout. Et autour de la table, je vois des habitants que je connais. Ils m’invectivent : ‘C’est maintenant que tu arrives, gros connard ? Tu vois où on est. Qu’est-ce que vous avez foutu, bande d’inutiles, d’incompétents ?’ Je leur explique que je suis là pour leur détailler les procédures pour les assurances, mais les insultes pleuvent. » Axel Tixhon comprend la colère des gens, mais cette agressivité s’est intensifiée. Il se fait souvent insulter, dans la rue comme sur les réseaux sociaux. « Est-ce mon rôle d’être un punching-ball ? C’est ça être bourgmestre ? J’ai abandonné un métier que j’adorais, professeur à l’université. Est-ce que ça vaut la peine, et surtout, est-ce que ça a un sens ? Pour ma santé, mentale et physique, j’ai décidé de démissionner. »

Un problème complexe

La question se pose de savoir s’il y a des bons bourgmestres d’un côté et de mauvais citoyens de l’autre. La réalité est bien plus complexe. Notre société devient de plus en plus individualiste, et les réseaux sociaux permettent les échanges, mais aussi les débordements. Il y a aussi notre système démocratique, parfois frustrant pour les électeurs, car il ne leur offre que la possibilité de s’exprimer tous les six ans.

Des solutions existent pour permettre aux habitants d’une commune de s’exprimer plus fréquemment que lors des élections : consultations populaires, sondages, réunions citoyennes… Des méthodes pour favoriser le dialogue et la sérénité dans les relations entre les bourgmestres et leurs administrés.