Salah Ben Youssef et les yousséfistes : une scission sociétale 1955–1956
Salah Ben Youssef ne s’est pas présenté au congrès du Néo Destour à Sfax (15–19 novembre 1955) pour défendre sa thèse de l’indépendance totale dans un cadre maghrébin, invoquant des raisons de logistique pour entrer en contact avec ses partisans. L’assassinat de Salah Ben Youssef le 12 août 1961 à Francfort est à mettre en relation avec les incidences désastreuses de la confrontation entre Bourguiba et le Général de Gaulle durant la bataille de Bizerte (19-22 juillet 1961).

Par Mohamed Lotfi CHAIBI
En tant que leader nationaliste, secrétaire général du Néo-Destour au début et en rivalité avec Habib Bourguiba, président du même parti, Salah Ben Youssef a été au cœur d’événements cruciaux dans le mouvement de libération nationale et l’accession de la Tunisie à l’indépendance.
Affrontant successivement la répression de 1935, l’événement du 9 avril 1938, la tentative de négociation de l’autonomie interne en 1950–1951 et la crise de l’indépendance en 1955–1956, tout en étant souvent écarté de l’histoire officielle, Ben Youssef a finalement retrouvé sa place parmi les héros nationaux depuis la destitution de Bourguiba en 1987.
La grande notoriété historique de Ben Youssef s’accompagne de la controverse qu’il a suscitée avant et pendant son accession au gouvernement en 1950 ainsi que durant son passage rapide dans l’opposition au gouvernement tunisien à partir de 1955. Son assassinat le 12 août 1961, peu après la bataille de Bizerte (du 19 au 22 juillet 1961), a ravivé le débat sur la portée de ses actions politiques.
M’Hamed Oualdi, professeur à Sciences Po Paris, aborde de manière synthétique une question qui revient souvent dans les débats publics tunisiens : le youssefisme et sa répression. En s’appuyant sur des documents d’époque (presse nationaliste tunisienne et archives militaires et diplomatiques françaises), l’auteur propose une analyse divisée en trois chapitres : I – L’homme de la «discorde» ?, II – La Tunisie yousséfiste, III – La dissolution du mouvement yousséfiste.
Il est évident que le conflit entre Bourguiba et Ben Youssef ne peut être réduit à un simple duel de chefs ; la conjoncture de la crise de l’indépendance de 1955-1956 reflète «les déchirements de la société tunisienne», marquée par une scission où les trois éléments constitutifs de la politique sont présents : les intérêts, les idées et les passions.
Orient/Occident, conservatisme/libéralisme, monarchie/république, Est/Ouest/non-alignement, laïcité/théocratie, autocratie, autant de choix stratégiques et de décisions politiques que les deux leaders rivaux ont manipulés habilement dans leurs discours. L’analyse de la période de l’affrontement est dynamique, instable, influencée par l’accélération du mouvement de décolonisation et de l’histoire.
Il est difficile de systématiser les portraits des deux leaders : un Bourguiba moderniste en faveur de l’Occident et un Ben Youssef conservateur, profondément panarabe, chacun ayant un impact sur une société tunisienne désorientée après 75 ans de colonialisme, incluant une domination politique, une exploitation économique et une influence culturelle franc-maçonne. L’auteur dresse un tableau nuancé et documenté à ce sujet.
Salah Ben Youssef ne s’est pas rendu au congrès du Néo Destour à Sfax (du 15 au 19 novembre 1955) pour défendre sa vision d’une indépendance totale dans un cadre maghrébin, invoquant des raisons logistiques pour communiquer avec ses partisans. En réalité, il a compris que son rival, le président Bourguiba, avait réussi à obtenir le soutien de l’UGTT pour le Bureau politique (voir le discours d’Ahmed Ben Salah, secrétaire général de l’UGTT au début des travaux du congrès) contre le Secrétariat général. Ce congrès a donc confirmé l’exclusion du SG Salah Ben Youssef.
Le président du Parti néo-destourien a remporté la première manche de la bataille politique grâce à l’UGTT.
La deuxième manche concernant la «résurrection du mouvement fellagha» (décembre 1955-janvier 1956) fortement yousséfiste, notamment dans le sud extrême tunisien, a été neutralisée avec l’appui de l’armée française. Enfin, il est important de noter que la fin tragique de Salah Ben Youssef, le 12 août 1961 à Francfort, est à mettre en relation avec les conséquences désastreuses de la confrontation entre Bourguiba et le général de Gaulle lors de la bataille de Bizerte.
M.L.C.

