France

14 % des appels au 119 ne sont pas pris en compte.

Mi-septembre, le ministère du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles a lancé une campagne de communication pour inciter les Françaises et les Français à signaler de potentiels enfants en danger au numéro dédié. En 2024, environ 446.000 appels ont été passés au 119, mais seulement 237.000 ont été « présentés au service ».


Un enfant qui pleure, des passants qui s’interrogent et un message : « Négligences, violences psychologiques, physiques ou sexuelles, à la maison, à l’école ou ailleurs, si vous pensez qu’un enfant est en danger : contactez le 119. » Mi-septembre, le ministère du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles a lancé une campagne de communication pour encourager les Français à signaler des cas d’enfants potentiellement en danger au numéro dédié. Cependant, selon les chiffres obtenus par *20 Minutes*, qui dressent le bilan de l’année précédente, un grand nombre d’appels ne sont pas traités. Sur les 237.000 appels qui ont dépassé en 2024 les 14 secondes du message d’accueil, seuls 34.000 ont été transférés à des écoutants. Cette campagne ne risque-t-elle pas d’accroître encore la saturation du 119 et de frustrer les milliers de personnes qui ne reçoivent pas de réponse ?

Il suffit de se déplacer pour constater la saturation du 119. Le pré-accueil, l’unité qui réceptionne tous les appels entrants et les dirige vers les professionnels, reçoit des centaines d’appels par jour. L’écoutante que nous avons observée durant l’été 2024 ne cesse de mettre des appelants en attente ou de leur demander de rappeler, pendant plusieurs minutes, sans transférer d’appel.

### « Il y a beaucoup de gens qui appellent dix fois »

En 2024, environ 446.000 appels ont été passés au 119, mais seulement 237.000 ont été « présentés au service » (et 227.000 vraiment décrochés). Selon Pascal Vigneron, le responsable du 119, les appels présentés au service sont ceux qui ont duré plus de 14 secondes. Les appelants qui n’ont pas dépassé cette durée – appels courts, personnes se ravisant, erreurs, soit plus de 209.000 – sont tombés dans le vide, avant même que le pré-accueil ne puisse les filtrer. Au final, moins de 8 % des appels ont été traités, ou si l’on considère ceux ayant dépassé 14 secondes, seulement 14 %.

Ces 237.000 appels ne correspondent pas à 237.000 personnes, car le 119 dénombre « seulement » 103.000 numéros distincts. Cela signifie que ces numéros ont appelé en moyenne deux fois ou plus. « Beaucoup de gens appellent dix fois », confirme Pascal Vigneron.

### Des appels abusifs et inappropriés

Parmi les 193.000 appels qui ont été décrochés mais non transférés à un écoutant, certains sont abandonnés ou jugés inappropriés ou abusifs.

« Nous avons des gens qui nous rappellent juste pour vérifier si une situation a été transmise ou traitée. Mais la responsabilité de l’appel revient en réalité au département [qui gère l’aide sociale à l’enfance]. Tous les appels ne nécessitent pas forcément un échange avec un écoutant. Nous devons renforcer notre capacité à réorienter vers les services compétents », explique le directeur du 119.

Martine Brousse, présidente de l’association La Voix de l’enfant et membre du Groupement d’intérêt public enfance en danger (Giped) qui gère le 119, souligne également qu’il y a beaucoup d’appels « pour des renseignements ou conseils », notamment provenant de personnes « séparées ».

Ce flux d’appels inappropriés n’est pas forcément plus élevé que pour d’autres numéros d’urgence. Selon la police nationale, 75 % des appels seraient malveillants ou ne relèveraient pas de l’urgence.

### Près de 100.000 « invitations à rappeler »

Un autre chiffre suscite l’inquiétude : parmi les 193.000 appels décrochés mais non transférés, environ 97.000 ont été « invités à rappeler plus tard » en 2024. Ces personnes, dont la demande n’est pas jugée inadéquate, sont considérées comme n’ayant pas une demande urgente. Ce chiffre énorme pose question : ces personnes ne seront-elles pas découragées de rappeler ?

C’est ce qui s’est passé avant la mort de Lisa, une fillette de 3 ans, tuée en septembre 2023. Quelques jours avant son décès, un proche avait essayé d’alerter le 119 après avoir vu des bleus sur le visage de l’enfant. Lors de l’accueil, on lui avait demandé de rappeler. Elle ne pouvait pas, son mari rentrant et n’étant pas au courant, comme l’a révélé Mediapart. Quelques jours plus tard, Lisa a été retrouvée couverte de bleus sur le visage, les membres, le thorax, le dos et le pubis.

### Difficultés de recrutement

Par ailleurs, la faible proportion d’appels traités (14 %) interroge alors que le gouvernement lance une campagne de communication. Et une semaine après le lancement de cette campagne, le service observe déjà une augmentation des appels.

Pour améliorer ces chiffres, il serait nécessaire de recruter. Cependant, le 119 peine à embaucher des psychologues et travailleurs sociaux disposés à prendre des appels toute la journée pour des salaires peu attractifs (à partir de 32.000 euros bruts par an). Avec 28 équivalents temps plein au service, le directeur du 119 admet qu’il manque des personnes pour gérer le flux des appels. « Ce n’est pas un problème de financement, le 119 n’utilise pas tous ses crédits », précise Perrine Goulet, députée Modem et rapporteuse pour les crédits dédiés au 119 dans le cadre du projet de budget 2026.

### Une campagne « hypocrite » ?

Laurent Boyet, président de l’association Les Papillons, s’étonne qu’un service comme le 119 ait « aussi peu de personnel » : « Dans mon association, il y a déjà huit équivalents temps plein, le 119 devrait avoir beaucoup plus de postes ! Les chiffres des appels effectivement traités sont anormaux. Nous recevons souvent des appelants qui souhaitent signaler une situation parce qu’ils n’ont pas réussi à contacter le 119. […] On ne peut pas lancer une campagne de communication si si peu d’appels sont effectivement traités. »

« Les gens appellent parfois en cachette et ne peuvent pas toujours rappeler plusieurs fois », s’inquiète Perrine Goulet, qui est aussi présidente de la délégation parlementaire des droits des enfants. Lyes Louffok, militant des droits des enfants, exprime quant à lui sa colère : « Cette campagne de communication préventive est hypocrite, car notre système de protection de l’enfance n’a plus les moyens de traiter les signalements. C’est dire aux témoins ‘signalez !’ alors qu’on sait qu’il ne se passera rien. »

### Système de rendez-vous

Martine Brousse préfère adopter une vision positive : « En cas d’urgence, la situation est traitée en priorité. Les enfants qui appellent sont systématiquement transférés à un ou une écoutante. Il y a encore trop d’appels sans réponse, mais les choses évoluent. Les moyens sont ce qu’ils sont, mais ils vont s’amplifier et nous allons y parvenir. Je ne voudrais pas démoraliser les gens en critiquant le 119. Les équipes cherchent constamment à améliorer le taux de décroché et les réponses. »

Des progrès ont été réalisés depuis le premier rapport de la Cour des comptes, il y a plus de dix ans, qui s’alarmait déjà de l’écart entre le nombre d’appels entrants et le nombre d’appels décrochés, ainsi que du taux élevé des « invitations à rappeler ». Depuis environ un an, les équipes ont mis en place un système de rendez-vous pour les professionnels (éducateurs, enseignants, animateurs de colonies de vacances…) lorsque personne n’est disponible au 119. De plus, l’organisation a intensifié l’utilisation de formulaires en ligne, « traités dans les 24 ou 48 heures », assure Pascal Vigneron. D’ici à novembre, six nouveaux « écoutants » devraient être recrutés, selon les espoirs du directeur de la structure, qui semble serein face à un afflux de nouveaux appels : « Nous nous sommes préparés. »