Belgique

Asma Mhalla : « Pour attaquer Donald Trump, il ne faut pas oublier le grotesque »

Asma Mhalla décrit le futur comme étant déjà présent, affirmant que « la dystopie est aujourd’hui notre réalité » et que « le cyberpunk, c’est ce mouvement littéraire né dans les années 80 ». Elle note que le cadre démocratique existe toujours officiellement, mais qu’en réalité, « il a été vidé de sa substance ».


**Pascal Claude : Dans *Cyberpunk, le nouveau système totalitaire*, vous décrivez un futur déjà présent.**

**Asma Mhalla :** Le futur est déjà là. La dystopie est notre réalité actuelle. J’ai écrit ce livre pour faire comprendre aux gens que tout ce dont nous parlons n’est pas une simple perspective, une hypothèse, quelque chose à venir. C’est ici, autour de nous, si nous avons le courage de le reconnaître. Le cyberpunk est un mouvement littéraire des années 80 qui décrivait déjà des univers saturés par la technologie et les mégacorporations. Aujourd’hui, ce n’est plus de la science-fiction : c’est le monde dans lequel nous vivons. Les grandes entreprises technologiques privatisent l’avenir, leurs visions démesurées deviennent notre horizon. J’ai voulu écrire pour dire aux lecteurs : regardez, nous sommes déjà plongés dans cet hyper-futur.

> C’est une guerre de la perception : vous ne voyez plus clair, vous n’avez plus le temps de réfléchir.

**Vous parlez d’une « guerre cognitive ». Qu’entendez-vous par là ?**

C’est une attaque directe contre nos cerveaux. Le principe est simple : nous sommes inondés de contenus, d’images, d’outrances. À force, nous ne sommes plus capables de prendre du recul sur ce qui se passe. Cette guerre repose sur trois ressorts. D’abord, la saturation cognitive, qui nous empêche de penser autrement qu’en réaction immédiate. Ensuite, le « double bind », la double contrainte : avec Trump, par exemple, si vous ne commentez pas ses outrances, vous manquez l’actualité ; si vous les commentez, vous les légitimez. Dans tous les cas, vous êtes perdants. Enfin, la double pensée décrite par Orwell : faire croire qu’il y a la paix par la force, que la violence serait une forme de stabilité.

**Vous évoquez même une forme de « fascisme-spectacle » à propos de Donald Trump…**

Ce fascisme-spectacle se manifeste comme un show permanent. Il fonctionne par la saturation des contenus, au point que la réalité elle-même devient un flux parmi d’autres. Cette saturation se réalise par l’outrance. Des vidéos de Gaza sont transformées en images de vacances sur la Riviera, avec des étrangers affichés comme des « wanted » sur les réseaux sociaux de la Maison-Blanche…

Je ne sais pas si nous mesurons vraiment le niveau de violence psychologique que cela implique, ni si nous comprenons pleinement ce qui se passe. Ce n’est pas seulement le personnage narcissique de Trump. Le grotesque, la saturation, l’outrance, la mise en scène, c’est son mode de gouvernement.

**Est-ce que les États-Unis sont encore une démocratie ?**

La question est presque obsolète. Officiellement, le cadre démocratique existe toujours : des juges rendent des verdicts, des citoyens manifestent. Mais en réalité, il a été vidé de son sens. Le langage lui-même est perverti, la circulation de la parole est captée par les logiques de flux, par les réseaux sociaux, par des technologies qui polarisent et saturent nos esprits. Trump continue à opérer dans ce cadre prétendument démocratique, mais il a en fait créé un nouveau régime de réalité. C’est pourquoi je parle de guerre cognitive : ce n’est plus seulement une lutte politique, c’est une bataille pour la perception de la réalité.

**L’alliance entre Donald Trump et Elon Musk a marqué les esprits. Que dit-elle de l’époque ?**

Elle symbolise l’architecture du pouvoir au XXIe siècle. D’un côté, vous avez les mégacorporations technologiques, Musk, Zuckerberg, Altman, qui construisent des infrastructures civilisationnelles : satellites, implants cérébraux, intelligences artificielles, réseaux sociaux. De l’autre, vous avez le Big State, c’est-à-dire l’État qui tire sa puissance de ces technologies. Les deux sont indissociables. Que Trump et Musk se querellent ou se réconcilient n’a aucune importance. Ce qui importe, c’est que leur alliance, explicite ou implicite, structure nos vies et nos futurs.

**L’Europe, selon vous, est en train de se « vassaliser » face aux États-Unis et à la Chine. Y a-t-il encore une marge de manœuvre ?**

Aujourd’hui, sa vassalisation se manifeste par les systèmes d’information, à travers ce qu’on appelle l’interopérabilité. Au nom de cette interopérabilité, nous devons adopter les solutions américaines. Donc, il faut poser la vraie question : quelle est notre politique industrielle, quelle est notre politique de recherche publique, quels moyens consacrons-nous à l’éducation ? Sinon, en n’opposant pas une vision face à eux, nous accumulons littéralement un siècle de retard.

**En attendant, le pire est donc à venir ?**

Je n’ai pas de boule de cristal, mais j’ai des grilles méthodologiques. Ce qui est certain c’est que l’inverse de la démocratie est le confort. Le confort des applications. C’est le confort de vie où tout est à disposition en permanence. Nous ne fournissons plus d’efforts pour presque rien. Dès lors, comment pourrait-on se révolter ? Comment pourrait-on dire non ? Oui, c’est très douloureux. Oui, c’est très compliqué. Et ce sera l’affaire de quelques uns, pas de tous.

**Vous espérez un “âge de la réparation”. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?**

C’est un temps pour réparer, apaiser, reconstruire, admettre, dire que nous, la génération précédente, avons échoué. Ce n’est pas grave de le reconnaître. Et il y a un passage de relais à faire pour ceux qui viendront après et qui construiront, j’espère, autre chose, un monde ouvert aux vulnérables, aux fragiles, aux différents, aux autres.

**Finalement, résister, c’est quoi pour vous ?**

Rire est un acte de résistance. Rire, vivre, bouger, se toucher. Injecter dans nos vies la justice, la liberté, l’espoir. Nous devons nous tenir intérieurement debout pour trouver des chemins de traverse et penser les choses autrement.

**► Retrouvez l’intégralité de l’entretien de Asma Mhalla en podcast ci-dessus ou via le player ci-dessous !**