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Asma Mhalla : « Attaquer Donald Trump, c’est pointer le grotesque »

Asma Mhalla affirme que « la dystopie est aujourd’hui notre réalité » et que « tout ce dont on parle n’est pas une perspective, n’est pas une hypothèse, n’est pas quelque chose à venir ». Elle souligne également que « l’alliance entre Donald Trump et Elon Musk symbolise l’architecture du pouvoir au XXIᵉ siècle ».


Pascal Claude : Dans *Cyberpunk, le nouveau système totalitaire*, vous décrivez un futur déjà présent.

Asma Mhalla : Le futur est déjà là. La dystopie fait partie de notre réalité actuelle. J’ai écrit ce livre pour faire comprendre aux gens que ce dont nous parlons n’est pas une perspective ou une hypothèse, mais quelque chose de tangible. C’est autour de nous, à condition d’ouvrir les yeux et d’avoir le courage de l’admettre. Le cyberpunk est un mouvement littéraire des années 80 qui dépeignait déjà des mondes saturés par la technologie et les mégacorporations. Aujourd’hui, cela ne relève plus de la science-fiction, mais correspond à notre monde actuel. Les grandes entreprises technologiques privatisent le futur, et leurs visions démesurées deviennent notre horizon. Mon intention est d’inciter les lecteurs à réaliser que nous sommes déjà dans cet hyper-futur.

« C’est une guerre de la perception : vous ne voyez plus clair, vous n’avez plus le temps de réfléchir. »

Vous parlez d’une « guerre cognitive ». Qu’entendez-vous par là ?

C’est une attaque directe contre nos cerveaux. Le principe est simple : nous sommes inondés de contenus, d’images, d’exagérations. En conséquence, nous perdons notre capacité à prendre du recul face à ce qui nous arrive. C’est une guerre de la perception : vous perdez votre lucidité, vous n’avez plus le temps de réfléchir. Cette guerre se joue sur trois niveaux. D’abord, la saturation cognitive, qui nous empêche de penser autrement qu’avec une urgence constante. Ensuite, le « double bind », c’est-à-dire une double contrainte : avec Trump, par exemple, si vous ne commentez pas ses provocations, vous ratez l’actualité ; si vous les commentez, vous les légitimez. Dans les deux cas, vous êtes perdant. Enfin, la double pensée décrite par Orwell : faire croire qu’il existe une paix par la force, que la violence est une forme de stabilité.

Vous évoquez même une forme de « fascisme-spectacle » à propos de Donald Trump…

Ce fascisme-spectacle se manifeste, d’une certaine manière, comme un spectacle permanent. Il fonctionne par la saturation des contenus, au point que la réalité elle-même devient un flux parmi d’autres. Cette saturation passe par l’outrance. Les vidéos de Gaza transformées en décor de vacances, ces étrangers affichés comme « Wanted » sur les réseaux sociaux de la Maison-Blanche… Je ne sais pas si nous mesurons vraiment le niveau de violence psychologique que cela implique, ni si nous comprenons pleinement ce qui se passe. Ce n’est pas simplement le personnage narcissique de Trump. Le grotesque, la saturation, l’outrance, la mise en scène, c’est son mode de gouvernement.

Est-ce que les États-Unis sont encore une démocratie ?

La question est presque dépassée. Officiellement, le cadre démocratique existe toujours : des juges rendent des décisions, des citoyens manifestent. Mais en réalité, il a été vidé de sa substance. Le langage lui-même est perverti, la circulation de la parole est captée par des logiques de flux, par les réseaux sociaux, par des technologies qui polarisent et saturent nos esprits. Trump continue à opérer dans ce cadre dit démocratique, mais en pratique, il a créé un nouveau régime de réalité. C’est pourquoi je parle de guerre cognitive : ce n’est plus seulement une lutte politique, c’est une bataille pour la perception du réel.

L’alliance entre Donald Trump et Elon Musk a marqué les esprits. Que dit-elle de l’époque ?

Elle symbolise l’architecture du pouvoir au XXIe siècle. D’un côté, vous avez les mégacorporations technologiques, Musk, Zuckerberg, Altman, qui construisent des infrastructures civilisationnelles : satellites, implants cérébraux, intelligences artificielles, réseaux sociaux. De l’autre, vous avez l’État, qui tire sa puissance de ces technologies. L’un ne va pas sans l’autre. Que Trump et Musk se disputent ou se réconciliant n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est que leur alliance, parfois explicite, parfois implicite, structure désormais nos vies et nos futurs possibles.

Que Trump et Musk se brouillent ou se réconcilient n’a aucune importance.

L’Europe, selon vous, est en train de se « vassaliser » face aux États-Unis et à la Chine. Y a-t-il encore une marge de manœuvre ?

Aujourd’hui, sa vassalisation passe par les systèmes d’information, par ce que l’on appelle l’interopérabilité. Au nom de l’interopérabilité, nous devons adopter des solutions américaines. Il est essentiel de poser la vraie question : quelle est notre politique industrielle, quelle est notre politique de recherche publique, qu’est-ce que nous investissons dans l’éducation ? Sinon, à force de ne pas opposer une vision face à eux, nous avons littéralement un siècle de retard.

En attendant, le pire est donc à venir ?

Je n’ai pas de boule de cristal, mais j’ai des grilles d’analyse. Ce qui est certain, c’est que l’inverse de la démocratie, c’est le confort. Le confort des applications. C’est ce mode de vie où tout est accessible en permanence, sans effort. À partir de là, comment voulez-vous que l’on se rebelle ? Comment voulez-vous que l’on dise non ? Oui, c’est très douloureux. Oui, c’est très compliqué. Cela se fera par quelques-uns et non par tous.

Vous espérez un “âge de la réparation”. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

C’est un temps pour réparer, apaiser, reconstruire, admettre que nous, la génération d’avant, avons échoué. C’est acceptable de le reconnaître. Il est temps aussi de passer le relais à ceux qui viendront après et qui construiront, je l’espère, quelque chose d’autre, ouvert aux vulnérables, aux fragiles, aux différents, aux autres.

Finalement, résister, c’est quoi pour vous ?

Rire est un acte de résistance. Rire, vivre, bouger, se toucher. Injecter dans nos vies la justice, la liberté, l’espoir. Nous devons nous tenir debout intérieurement pour trouver des chemins de traverse et penser les choses autrement.

Retrouvez l’intégralité de l’entretien de Asma Mhalla en podcast ci-dessus ou via le player ci-dessous !