« Shaïna : l’avocate en colère six ans après un mauvais traitement par la justice »
Shaïna est morte à l’âge de 15 ans après avoir été poignardée et brûlée. Le livre « La jeune fille et la mort », publié par Negar Haeri aux éditions du Seuil, évoque les errements de la justice dans l’affaire de cette adolescente.
« Aucune intrigue dans ce récit. Shaïna est morte. Elle avait 13 ans lorsque Ahmed et deux amis la violent. 14 ans quand Ahmed et d’autres amis la frappent. 15 ans quand Driss la poignarde et la brûle. » Tel est le début de *La jeune fille et la mort*, publié ce vendredi aux éditions du Seuil. Dans cet ouvrage intime et bouleversant, Negar Haeri, l’avocate de la famille, retrace les dérives de la justice dans cette affaire hors norme.
Pourquoi la parole de cette adolescente a-t-elle sans cesse été remise en question, même après son assassinat ? Pourquoi personne n’a-t-il mesuré l’ampleur des drames subis par Shaïna et ses proches ? En plus du récit de cette affaire – forcément singulière – se mêle une réflexion plus large sur le traitement des violences faites aux femmes. Entretien.
Dans votre livre, vous vous adressez directement à Shaïna : « Quand as-tu compris que cette lame allait te transpercer le ventre ? », « Et la flamme, l’as-tu senti jaillir ? ». Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de lui parler alors que vous ne l’avez jamais rencontrée ?
Dès le moment où ce dossier a intégré ma vie, Shaïna ne m’a jamais quittée. J’ai beaucoup pensé à elle, à ce qu’elle a traversé. L’une des choses qui m’a le plus attristée dans cette série de drames, c’est la solitude de cette jeune fille. Elle était seule face aux trois garçons qui l’ont agressée sexuellement la première fois. Elle était seule face à la dizaine de garçons qui l’a tabassée un an plus tard parce qu’elle a eu le courage de porter plainte. Elle était seule – et en plus enceinte – lorsqu’elle a été poignardée et brûlée vive. Lui parler est un prétexte littéraire pour être avec elle pendant ces terribles moments.
Vous décrivez en détail les drames successifs vécus par cette adolescente. Est-ce indispensable pour comprendre ce que Shaïna a traversé ?
Ce n’est pas du voyeurisme, il est nécessaire que les gens prennent conscience de ce qu’a subi Shaïna. Le philosophe Marc Crépon indique que pour comprendre la violence, il faut en saisir les effets. Un corps carbonisé, ce n’est pas une image, ce sont des parents qui ne peuvent plus toucher la peau de leur enfant. On peut faire un parallèle avec l’affaire Pelicot : en ne demandant pas le huis clos et en acceptant la diffusion des vidéos des viols, Gisèle Pelicot a exposé cette violence.
Vous vous êtes rapidement investie dans ce dossier. Comment maintenir la bonne distance ?
J’ai immédiatement été submergée par la douleur et une forte charge émotionnelle. Il est vrai que je n’ai pas mis la distance que l’on peut avoir dans certains dossiers, mais cela ne m’a pas nui. Au contraire, cela m’a poussée à travailler plus que jamais. Le fait que Driss, le principal suspect de son assassinat, conteste les faits faisait planer une menace de non-lieu puis d’acquittement. Cela m’était inconcevable, je me devais d’agir.
Votre colère était palpable lorsque l’assassin de Shaïna a été condamné à dix-huit ans de prison alors que le parquet en avait requis trente. Vous aviez déclaré : « la justice se fout des familles ». Ressentez-vous toujours cette colère ?
Elle n’est pas totalement éteinte. Nous avons remporté les trois procès et obtenu des condamnations à chaque fois. La parole de Shaïna a été réhabilitée puisque ses agresseurs ont été condamnés. Pourtant, cela ne nous a pas soulagés, c’est presque l’inverse : après chaque procès, nous étions un peu plus accablés. Ce qui me met en colère, c’est que Shaïna n’a jamais été traitée correctement par la justice. Elle et sa famille ont fait tout ce qu’il fallait – dépôts de plainte, signalements… – mais ont été abandonnés par l’institution.
C’est-à-dire ?
Quand cette adolescente de 13 ans a porté plainte pour viol, l’enquêtrice a noté en majuscule : « Disons qu’au cours de l’audition, Shaïna ne manifeste aucune émotion particulière ». La médecin légiste qui l’a examinée après le viol a constaté des blessures, mais dans son rapport, elle précise : « Notons que Shaïna se déshabille facilement ». La juge d’instruction a même demandé aux accusés quelle était la réputation de Shaïna, comme si cela pouvait expliquer quoi que ce soit !
La justice ne peut évidemment pas se contenter de la parole de la victime. Elle doit la challenger, l’examiner, la vérifier. Le problème ici, c’est qu’il y a une défiance excessive. Pourquoi est-il si difficile de croire en la parole de Shaïna ? Pourquoi a-t-on tant dévalorisé les propos de cette jeune femme ? Encore aujourd’hui, j’ai du mal à comprendre.
Avez-vous déjà rencontré autant de difficultés dans d’autres dossiers ?
Non, Shaïna est un cas extrême. Cette affaire résume tout, mais je ne peux pas croire qu’il s’agisse d’un cas isolé. Il y a encore une question morale intégrée aux violences sexuelles. Pour que l’on reconnaisse la véracité d’une parole dénonçant de tels faits, il faudrait que la victime soit « totalement pure ». On trouve des prétextes pour blanchir les agresseurs. Lorsque la magistrate interroge les agresseurs de Shaïna sur sa soi-disant « réputation », cela en est l’exemple. Il y a une résistance à entendre la parole des femmes. Mon prisme est judiciaire, mais ce constat est valable partout.
Avez-vous le sentiment que le destin de Shaïna aurait pu être différent si le traitement judiciaire avait été différent dès le départ ?
Il est impossible de répondre à cette question. Les trois affaires qui jalonnent la vie de Shaïna sont distinctes. Toutefois, en regardant en arrière, on constate que tous les éléments ont conduit à sa mort, comme un effet papillon à l’envers. Si la justice avait d’emblée affirmé que Shaïna n’était pas une fille facile mais une plaignante, l’avait confortée dans ce statut, la suite aurait-elle été différente ? Je ne peux pas répondre. Peut-être que Driss ne se serait pas intéressé à elle, peut-être que Shaïna aurait eu une autre perception d’elle-même, mais nous ne le savons pas.

