Belgique

Acidification des océans : une nouvelle limite planétaire franchie, quelles conséquences ?

Depuis 2009, une vingtaine de chercheurs internationaux ont déterminé neuf limites planétaires, dont sept sont désormais franchies. Selon une étude de 2022, le cycle de l’eau douce est actuellement fortement perturbé et la limite a été franchie.


Depuis 11 000 ans, l’Humanité évolue dans une période de stabilité environnementale et climatique qui a favorisé le développement de notre civilisation : il s’agit de l’Holocène. Avec la Révolution industrielle, certains estiment que nous avons basculé dans l’Anthropocène, une ère où les activités humaines influencent si fortement la planète qu’elles affectent ses grands systèmes climatique, biologique et physique. Cette dynamique complexe est désormais menacée.

En 2009, une vingtaine de chercheurs internationaux se sont réunis en Suède pour se pencher sur cette question : « Jusqu’à quel point la Terre pourra-t-elle absorber les pressions engendrées par l’être humain sans compromettre ses conditions de vie ? »

De ces discussions ont émergé neuf limites, en deçà desquelles les scientifiques estiment que l’humanité peut continuer de se développer et prospérer :

– **Le changement climatique** : l’objectif était de ne pas dépasser 350 ppm (parties par million) de CO2 dans l’atmosphère ; nous dépassons actuellement 425 ppm.
– **L’érosion de la biodiversité** : la limite théorique était fixée à un taux d’extinction maximal de dix espèces sur un million par an, alors que le taux actuel est compris entre cent et mille espèces sur un million par an.
– **La perturbation des cycles de l’azote et du phosphore** : l’enjeu initial était de réduire la quantité de phosphore déversée dans les océans à dix fois moins que le lessivage naturel, alors qu’aujourd’hui, nous sommes déjà deux fois au-dessus de la limite.
– **Le cycle de l’eau douce** : il est fortement perturbé par une utilisation massive pour l’agriculture, l’industrie et les usages domestiques. Une étude de 2022 a montré que cette limite était également dépassée.
– **Le changement d’usage des sols** : l’humanité a réduit la surface forestière mondiale à plus de 60 % de son état préindustriel, alors que la limite était fixée à 75 % et le seuil critique à 54 %.
– **L’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère** : cela inclut la concentration de substances toxiques, de plastiques et de perturbateurs endocriniens dans l’environnement. Cette limite a aussi été franchie en 2022.
– **L’acidification des océans** : depuis la Révolution industrielle, le pH des océans a baissé de 0,1 unité, ce qui correspond à une augmentation de 30 à 40 % de leur acidité.
– **L’appauvrissement de la couche d’ozone** : cette limite n’a pas été dépassée. Au contraire, la situation s’améliore, et selon l’ONU, elle devrait se reconstituer autour de 2050.
– **L’augmentation de la présence d’aérosols dans l’atmosphère** : cela fait référence à la pollution de l’air. Il s’agit de la deuxième limite qui n’a pas été franchie.

« Notre préoccupation était de définir ces changements environnementaux de manière non-normative, c’est-à-dire indépendamment des options politiques, sociales, culturelles… Simplement définir quels sont les facteurs biophysiques qui, s’ils changent, vont faire de notre système terrestre un environnement moins favorable au développement de l’humanité », a expliqué en 2022 Eric Lambin, géographe de l’UCLouvain et l’un des 26 chercheurs à l’origine de ces concepts.

Avec la confirmation du dépassement du niveau d’acidification des océans, ce sont donc sept des neuf limites planétaires qui sont désormais franchies. Quelles en seront les conséquences ? Une amélioration est-elle encore envisageable ?

### Conséquences en cascade

Les scientifiques redoutent principalement les phénomènes d’emballement. Pour l’acidification des océans, les conséquences sont déjà manifestes sur les organismes marins qui utilisent la calcification pour se protéger, comme les mollusques, certains crustacés et surtout les coraux.

« La baisse de pH dans les océans provoquée par l’augmentation du CO2 capté dans l’air leur impose beaucoup plus de difficultés pour composer leur carapace », a déclaré Marie-Laure Grégoire, spécialiste en modélisation des océans à l’ULiège.

Cela affecte toute la chaîne alimentaire marine, allant jusqu’à l’Homme. Cette tendance risque effectivement de compromettre les ressources et services essentiels fournis par l’océan aux populations qui en dépendent.

### Des limites étroitement liées

Il est clair que la teneur en CO2 dans l’air engendre directement l’acidification des océans, qui à son tour contribue à l’érosion de la biodiversité. De même, le cycle de l’eau est fortement lié à la biosphère. Chaque limite doit donc être considérée en interaction avec les autres.

Il convient de noter que l’annonce du dépassement d’une limite planétaire ne signifie pas nécessairement qu’elle vient d’être franchie. Pour le cycle de l’eau, par exemple, un dépassement annoncé en 2022 repose sur des analyses approfondies ayant révélé que « l’eau verte » — la pluie, l’humidité du sol et l’évaporation — était sortie de sa zone de stabilité.

Les limites planétaires restent un concept théorique, une simplification de la réalité, dont notre compréhension évolue constamment.

### Des « frontières » plutôt que des « limites »

Le dépassement de ces limites signifie-t-il qu’il n’y a plus de retour possible ? Heureusement, non, à condition d’agir rapidement pour changer la trajectoire. C’est pourquoi de nombreux chercheurs préfèrent parler de « frontières » plutôt que de « limites ». Le professeur Eric Lambin a précisé : « Je préfère parler de frontières, plutôt que de limites. Il faut les considérer un peu comme les limites d’un terrain de jeu. Si on sort du terrain, ce n’est pas nécessairement une catastrophe, mais il convient d’y re-rentrer au plus vite, faute de quoi c’est tout l’équilibre de notre système qui pourrait être menacé. »

« Tout n’est évidemment pas perdu, agir est extrêmement important », ajoute Marie-Laure Grégoire en ce qui concerne l’acidification des océans. Selon elle, il est essentiel de maintenir les objectifs des Accords de Paris pour retourner vers un état d’équilibre chimique dans nos océans.

Cependant, pour revenir dans les limites, il faudra des décennies. De plus, sur plusieurs points, nous ne sommes pas en train d’inverser les tendances. Dans certains endroits de la planète, nous avons déjà dépassé les limites à un véritable point de basculement. Par exemple, la forêt amazonienne, qui était auparavant un puits de carbone, se transforme désormais en source de carbone à cause de la déforestation et des incendies qui l’affectent.