Multiplication des demandes de récusation dans les procès pour trafic de drogue : « Il y a clairement un abus »
L’audience est suspendue dans le procès Bressers-de Carvalho en raison des requêtes procédurales des avocats de la défense. En 2020, le nombre de demandes en récusation n’était que de 26, contre 55 en 2021.
« L’audience est suspendue« . Depuis le début du procès Bressers-de Carvalho, le président du tribunal de Bruges répète cette phrase, en réponse à la multiplication des demandes procédurales des avocats de la défense. Suite à un nouvel incident ce jeudi, l’un des avocats a annoncé son intention de déposer une demande de récusation à l’encontre du tribunal.
Après un premier report en octobre 2024 pour une demande similaire, ce procès crucial portant sur l’importation d’environ 15 tonnes de cocaïne du Brésil vers l’Europe risque d’être retardé de plusieurs mois supplémentaire.
Ce cas ne constitue pas une exception. Dans d’autres affaires, surtout celles liées au narcotrafic, les débats sont également repoussés à cause de requêtes de récusation.
Dans le procès Costa, cinquante-cinq prévenus ainsi que plusieurs entreprises sont appelés à répondre de l’importation de cocaïne d’une valeur de 3,5 milliards d’euros. De même, ce procès a été ajourné à deux reprises : en mars et en septembre.
Des procédures de plus en plus nombreuses
Les demandes de récusation surviennent lorsqu’un avocat d’une des parties à un procès ou le ministère public estime que le juge n’est pas impartial. Il est alors demandé que ce dernier se retire. Si le juge accède à la demande, un autre magistrat est nommé. S’il refuse, la réclamation est examinée par une juridiction supérieure, en général la cour d’appel ou la Cour de cassation.
Depuis 2021, ce type de requêtes est en constante augmentation. Cette hausse coïncide avec l’ouverture des dossiers Sky-ECC. L’infiltration de ce service de messagerie cryptée par les forces de police belges a engendré l’ouverture de nombreux dossiers pour trafic de drogue, impliquant un grand nombre de prévenus. « Le pic des demandes de récusation est entièrement attribuable aux affaires de stupéfiants. Ce qui était autrefois exceptionnel devient courant« , souligne Luc De Cleir, porte-parole des tribunaux d’Anvers et du Limbourg, à la VRT.
Des données fournies par le Collège des cours et tribunaux offrent un aperçu, partiel et probablement sous-estimé, du nombre de requêtes en récusation. En 2020, il n’y en avait que 26, contre 55 en 2021, 41 en 2022, 44 en 2023 et 43 en 2024. La très grande majorité de ces demandes ont été rejetées.
Une stratégie de certains avocats
Les raisons expliquant cette hausse soudaine des requêtes en récusation sont multiples.
Tout d’abord, il y a la nature des affaires jugées : « Ces dossiers de trafic de stupéfiants deviennent de plus en plus conséquents. Ce sont des procès de plus en plus longs, impliquant un nombre croissant de prévenus« , constate Me Dimitri de Beco, avocat pénaliste. « Ces affaires plus longues, plus lourdes, avec de nombreuses méthodes d’enquête spécifiques, entraînent également davantage d’incidents de procédures. Cela peut vite déraper dans la relation entre le juge et les avocats.«
Cette habituée des procès liés aux narcotrafics observe aussi une détérioration croissante des relations entre juges et avocats. « Je perçois une distance qui se crée. Il y a une certaine animosité.«
Mon impression est qu’il y a clairement un abus. Le but est de soulever un éventuel problème d’impartialité du juge. Il ne devrait pas être nécessaire de tendre les audiences au point d’inciter le juge à faillir.
Frédéric Van Leeuw, procureur général de Bruxelles
D’autre part, certains regrettent qu’il y ait des abus de la part de certains avocats. « Je remarque que cela se produit surtout en Flandre et que certains cabinets d’avocats le font systématiquement« , affirme Frédéric Van Leeuw, procureur général de Bruxelles. « À tel point que lorsqu’un de ces avocats a un dossier, on s’attend presque à une demande de récusation.«
Mon impression est qu’il y a clairement un abus. L’objectif est de soulever une question éventuelle d’impartialité du juge. On ne devrait pas devoir tendre autant une audience que pour amener le juge à la faute et ensuite déposer une requête en récusation. J’ai l’impression que c’est devenu une tactique.
Certains avocats ont effectivement fait de cela une spécialité. C’est le cas de Me Hans Rieder. L’avocat de Flor Bressers, le dirigeant présumé de l’organisation criminelle jugée au tribunal de Bruges, dépose de nombreuses requêtes de récusation dans divers affaires : Bressers-de Carvalho, Schild & Vrienden, Optima, CNordin El Hajjioui. Pour ce dernier, un trafiquant de drogue extradé depuis Dubaï, il a déposé 14 demandes de récusation.
Revoir la procédure pour éviter les abus
La multiplication de ces requêtes a des conséquences pour la justice belge, retardant à chaque fois les procès.
« Souvent, ce sont des procès très complexes et liés à de grandes organisations, avec un calendrier strict et de nombreuses mesures de sécurité. Perturber le calendrier à chaque fois pose d’énormes problèmes d’organisation« , souligne le procureur général de Bruxelles, Frédéric Van Leeuw.
« C’est évident que cela coûte énormément« , renchérit la ministre de la Justice, Annelies Verlinden (CD&V).
Il est nécessaire que la Belgique puisse encore juger ses criminels, que les avocats fassent valoir leurs droits, mais également que les juges exercent leur fonction.
Dimitri de Beco, avocat pénaliste
Pour éviter que de vastes procès ne deviennent impossibles en Belgique, beaucoup estiment qu’il est impératif de repenser la procédure. « Il faut que la Belgique soit en mesure de juger ses criminels, permettre aux avocats de faire valoir leurs droits tout en veillant à ce que les juges puissent accomplir leur devoir« , affirme Me de Beco. « Le nombre élevé de demandes de récusation justifie une reconfiguration du processus et la mise en place possible de garanties supplémentaires pour prévenir des requêtes abusives.«
Pour le procureur général de Bruxelles, plusieurs options peuvent être envisagées. « Aux Pays-Bas, il existe une chambre qui, dès qu’une demande de récusation est formulée, est saisie du dossier et statue dans la journée ou le lendemain sur cette demande« , précise Frédéric Van Leeuw. Il suggère également que ces demandes soient cosignées par plusieurs avocats afin de réduire les abus d’une seule personne.
La ministre de la Justice envisage donc de réétudier ces procédures pour les améliorer. « J’ai déjà demandé d’analyser comment on peut gérer ces demandes en récusation, souligne Annelies Verlinden. Cela doit pouvoir se faire de manière plus efficace, mais sans affecter les droits des parties concernées.«

