Vente de terres agricoles : impact sur la santé de l’agriculture intensive ?
La Fondation contre le cancer revend actuellement 45 hectares de terrains agricoles, reçus en legs, sur une plateforme de ventes publiques, sans clauses sur l’usage qui sera fait ultérieurement de ces terres. L’association Terre-en-vue a développé un modèle type de cahier des charges pour la vente de terrains libres de baux, permettant de favoriser des objectifs tels que l’accès au foncier pour les jeunes agriculteurs et les pratiques agroécologiques.
C’est un cas emblématique qui illustre de manière presque absurde le problème soulevé par Terre-en-vue et éclaire de façon inédite l’enjeu d’une approche préventive de la santé publique.
La Fondation contre le cancer revend actuellement 45 hectares de terres agricoles reçus en legs, en les proposant sur une plateforme de ventes publiques, sans imposer de clauses sur l’usage futur de ces terres. Que se passera-t-il si une agriculture intensive, utilisant de nombreux pesticides, y est pratiquée ?
« Il nous semble qu’il y a un lien direct entre la recherche contre le cancer et la bonne utilisation de nos ressources de terres, puisqu’évidemment les pesticides, ça provoque des cancers », souligne Zoé Gallez, la responsable de Terre-en-vue. « Ce risque-là, on ne peut plus se permettre de le prendre à l’heure actuelle. »
L’association a donc interpellé la fondation pour examiner une alternative plus cohérente. « Souvent, les enjeux sont cloisonnés. Nous avons d’un côté la santé, de l’autre côté l’agriculture. Ici, nous voudrions décloisonner et montrer qu’il y a un lien direct entre la hausse des prix des terres et notre santé publique, ainsi qu’avec les cancers. » Sans chercher à condamner une fondation qui défend une noble cause et qui a montré son ouverture à la discussion pour de futures ventes, précise Zoé Gallez.
Nous avons sollicité la Fondation contre le Cancer, qui a répondu par message qu’elle restait « pleinement engagée à respecter la volonté de ses testateurs et à garantir que chaque euro reçu soit utilisé au service de la recherche contre le cancer et de l’intérêt public, ainsi que pour la prévention et l’aide aux patients. »
La fondation justifie le choix de vendre sur la plateforme en assurant « une procédure transparente et équitable. » Elle ajoute : « Bien que nous comprenions les préoccupations du mouvement Terre-en-vue, la majorité des terres concernées étant soumises à des baux à ferme, il n’est légalement pas possible d’imposer des conditions restrictives à la vente. »
Elle conclut en indiquant qu’elle reste « ouverte à des discussions constructives pour envisager l’intégration dans les testaments de clauses particulières pour la mise en vente de terres agricoles, si tel est le souhait des testateurs. »
Alors qu’est-ce qui coince ? Que sont les « baux à ferme » ? Quelles sont les contraintes et possibilités actuelles en termes de clauses ?
On parle de bail à ferme lorsque un propriétaire loue une terre (considérée comme un bien immeuble) spécifiquement pour une exploitation agricole, à la différence d’une location classique. Ce type de bail concerne aujourd’hui 60 % des terres agricoles.
« C’est un sujet qui fait couler beaucoup d’encre, qui est très compliqué, mais dans la loi sur le bail à ferme, il y a un grand principe, qui est la liberté de culture », explique Renaud Grégoire, porte-parole de notaire.be. « Quand vous êtes propriétaire d’un bien, vous ne pouvez pas faire un bail avec l’agriculteur en lui disant comment il doit cultiver, par exemple en lui imposant du bio. Ce n’est pas aujourd’hui autorisé dans la loi. »
Pourquoi cette interdiction ?
« Le principe de la loi sur le bail à ferme, c’est de mettre en avant la liberté de culture parce qu’on considère au départ que l’agriculteur est un entrepreneur. Il prend donc des risques. Il doit pouvoir à tout moment changer de type de culture, passer du bio au conventionnel, à l’élevage, pour se retourner, parce qu’il agit sur un marché déterminé où les prix fluctuent. Il doit pouvoir modifier la manière dont il gère son exploitation agricole », répond le juriste Corentin Moreau, attaché à la Direction de l’aménagement foncier au SPW.
Une clause restrictive pourrait dans certaines circonstances mettre l’exploitation agricole en péril. « Chaque fois qu’au niveau de la législation, on vient restreindre cette liberté de culture, le législateur est assez prudent parce qu’évidemment, ça vient rogner sur cette liberté de culture. » Et donc potentiellement sur la rentabilité ou la survie de l’exploitation : « La question est de savoir où l’on place le curseur. »
Un curseur qui a bougé ces dernières années, en particulier pour les bailleurs publics.
Le bail à ferme a été réformé en 2019, avec entrée en vigueur en janvier 2020 par arrêté du gouvernement wallon. Les bailleurs privés (comme la Fondation contre le Cancer) peuvent demander par exemple le maintien et l’entretien d’éléments topographiques comme les arbres et les cours d’eau.
Les bailleurs « publics » (communes, CPAS, fabriques d’église, mais également des sociétés de droit privé comme les sociétés des eaux et les associations environnementales) ont légalement la possibilité d’aller beaucoup plus loin, comme on le voit dans le tableau ci-dessous.
Ils peuvent par exemple restreindre l’usage de certains produits phytosanitaires sur le terrain utilisé par l’agriculteur. Ce que le bailleur privé ne peut pas faire, même s’il le souhaitait. Pour lui, le cadre réglementaire qui s’applique est le cadre général, qui n’a pas évolué de la même façon.
« Le bail à ferme peut être un instrument pour venir restreindre ou encadrer, mais ce n’est pas le seul », rappelle Corentin Moreau. « Il y a d’autres normes qui viennent réglementer l’utilisation des produits phytosanitaires. » Des normes plus générales au niveau européen, belge, régional.
« Aujourd’hui, on est un peu à la croisée des chemins », estime Renaud Grégoire. « La loi sur le bail à ferme, qui protège le monde agricole – dans sa façon de pouvoir exploiter comme bon lui semble – se heurte un peu à une modernité qui considère qu’exploiter en méthode traditionnelle, avec tous les produits phyto et chimiques qu’on connaît, n’est pas acceptable. Sauf que la loi permet ces produits. »
La législation actuelle n’empêche cependant pas d’aller un peu plus loin dans la réflexion autour de la vente des terres agricoles.
C’est dans cette optique que l’association Terre-en-vue a développé un modèle type de cahier des charges, inédit, pour la vente de terrains libres de baux. Une initiative encore peu connue, qui existe depuis un an maintenant.
« Il est possible d’opter pour une procédure qu’on appelle la procédure à prix fixe, avec des critères d’attribution », explique la responsable de l’association, Zoé Gallez. L’idée est donc de dépasser le seul critère de la vente au plus offrant, pour prendre en compte d’autres objectifs, comme cela existe déjà, dans le cas de vendeurs publics, dans le cadre des marchés publics ou du logement, pour favoriser l’accès à la propriété des plus jeunes.
« C’est tout à fait naturel que le prix soit le critère le plus utilisé, notamment parce que les autorités publiques ont un devoir de bonne administration et donc doivent faire attention à leurs finances », explique Cécile Vô, spécialiste en droit public.
« Mais dans le cadre des terres agricoles, il y a beaucoup d’éléments de politique publique qui entrent en compte, comme la question de la protection de l’environnement ou la lutte contre l’érosion des sols. Ce sont des éléments d’intérêt général que les autorités publiques doivent également prendre en compte », estime-t-elle.
Juridiquement, la proposition prend pour cadre de référence une circulaire administrative wallonne de février 2016. Dans ce cadre, « nous avons rédigé un cahier des charges avec une grille de pondération qui permette de départager les candidats », détaille la juriste, qui a conseillé l’association afin d’assurer une assise juridique solide à la démarche.
« Les critères qu’on a utilisés, et qui sont en phase avec la politique agricole menée par le gouvernement wallon, ce sont notamment des critères qui permettent l’accès au foncier pour les jeunes agriculteurs et donc le renouvellement des générations. » On parle ici de l’âge ou des superficies agricoles déjà en possession du candidat acquéreur.
« Les critères qui sont un peu novateurs, c’est de favoriser la vente en circuit court et les pratiques agroécologiques. » Critères que le vendeur peut adapter.
« C’est une procédure qui demande certains moyens, parce qu’il faut fixer des critères, un jury, et qui demande du courage politique aussi. Parce qu’au sein du monde agricole, on sait les débats qui sont liés à la question des pesticides », commente Zoé Gallez, de Terre-en-vue.
« Pour nous, la question n’est pas : pour ou contre les pesticides. Mais c’est une question économique », poursuit-elle. « Aujourd’hui, la majorité des agriculteurs qui utilisent des pesticides, c’est parce qu’au niveau de la rentabilité des fermes, on les a poussés dans le dos vers un certain modèle et qu’aujourd’hui, c’est difficile de changer de modèle. Donc, si on veut aller vers une agriculture avec moins de pesticides, il faut s’en donner les moyens et il faut pouvoir soutenir financièrement les agriculteurs qui changent d’orientation. » De façon à compenser les risques pour l’agriculteur, dont nous parlions plus haut.
Ce cahier des charges peut être mobilisé aussi par des vendeurs privés. Mais une fois la vente effectuée, si le terrain fait l’objet d’un bail à ferme ultérieur, ce sont les clauses du bail à ferme qui s’appliqueront, classiquement.
L’association poursuit par ailleurs son activité d’achat de terres en tant que coopérative citoyenne, avec des terres louées aux agriculteurs qui s’engagent à respecter une charte. Cet engagement est basé sur la confiance et des convictions partagées. La charte va plus loin que ce qui est prévu légalement dans le cadre d’un bail à ferme pour un bailleur privé. Mais c’est bien le bail qui prévaudra légalement sur la charte.
Terre-en-vue utilise également un autre outil juridique : une servitude agro-environnementale. Cela consiste à insérer des clauses au moment de l’acquisition des terres par la coopérative, dans l’acte de propriété établi devant notaire. Une clause spécifie par exemple que « la société acquéreuse déclare que tout patrimoine immobilier qu’elle acquiert a pour vocation de nourrir les populations humaines locales. »
Dans la même note, transmise par l’association, il est précisé : « En cas de non-respect de ces clauses, il sera possible de rompre le contrat de mise à disposition des terres. » Une disposition juridique inhabituelle, dont on peut se demander comment elle s’articulerait avec le bail à ferme en cas de litige.
Quant à la Fondation contre le Cancer, il n’a pas été possible d’obtenir de réponses sur son choix de ne pas avoir recours aux possibilités plus respectueuses de l’environnement et de la santé concernant les terres qui étaient libres de baux à ferme.

