« Une forme de refuge » : La hype des échecs, inventés il y a 1500 ans, est-elle une anomalie de l’époque ?

«On te l’avait dit, t’aurais dû reprendre avec le pion, pas le cavalier… » Des curieux s’agglutinent autour de petites tables installées en plein coeur du jardin du Luxembourg. Le parc parisien, qui abrite le Sénat, est aussi un haut-lieu du jeu d’échecs. A l’ombre de l’imposant soleil, ce dimanche d’août, certains joueurs se concentrent, en silence, les yeux rivés sur l’échiquier. D’autres profitent du public pour chambrer leurs adversaires. « Ouai vas-y échange les dames, fais-toi plaisir, oulalah, c’est bon pour moi ça… »
Ziad, habitué du lieu, s’en amuse. « Certains viennent pour le beau jeu, d’autres pour le trashtalk. Ca dépend des tables, chacun y trouve son compte », dit-il. « Les échecs ont longtemps eu l’image d’un vieux jeu, rébarbatif, où les parties étaient très longues, mais ça a changé. Les cadences rapides, en 3 ou 5 minutes, ça rend le jeu plus excitant ».
Un « boom » depuis le Covid
Depuis plusieurs années maintenant, le jeu d’échecs connaît en effet une nouvelle vie. « Jamais les échecs n’ont été aussi populaires et accessibles. Loin d’être figée dans le temps, la discipline connaît un essor spectaculaire », s’est réjouie cette année la Fédération française. « Le nombre de licenciés est passé de 15.000 à environ 50.000 en 40 ans. Mais depuis 2020, c’est l’explosion. Personne ne s’y attendait vraiment », sourit Eloi Relange, président de la fédé. Plus de 80.000 joueurs sont aujourd’hui inscrits dans les 900 clubs en France, et sur chess.com, les chiffres donnent le tournis. La plateforme numéro 1 en ligne est passée de 20 millions à 150 millions d’inscrits en dix ans.
« Ce boom est encore plus notable dans les pays francophones », salue Julien Song, maître international d’échecs, qui a révélé ces chiffres sur sa chaîne YouTube. Le nombre mensuel d’utilisateurs francophones a ainsi plus que doublé en un an pour atteindre 1,8 million en juin 2025, soit une hausse de 143%.
Comment expliquer ce boom ? L’année 2020 marque un tournant. Les périodes de confinement liés au Covid et la sortie en octobre du Jeu de la Dame, l’une des séries les plus populaires de la plateforme Netflix, ont offert un terrain propice. « Beaucoup de gens ont redécouvert les jeux de plateau pendant cette période. Les échecs ont aussi bénéficié de l’essor en ligne. On peut y jouer partout, dans les transports… comme aux toilettes », s’amuse Julien Song.
Un dynamisme aux airs de revanche pour le roi et ses pièces, qui ont souvent traversé les époques sans faire de bruit. Pour l’expliquer, ses adeptes mettent en avant les vertus de patience et de réflexion. « Dans un univers de notifications, de réseaux sociaux, les échecs sont une forme de refuge. Ils apportent de la sérénité, notamment aux jeunes. C’est aussi un sport que n’importe qui peut pratiquer, qu’on soit en surpoids, handicapé moteur, non-voyant… c’est un univers bienveillant et reposant…», explique Eloi Relange.
« C’est une échappatoire. Lors d’une partie, tu as le temps de penser à rien d’autre. C’est une parenthèse pour tous les petits problèmes de la vie », abonde Ziad. Le jeune homme a créé une chaîne YouTube dédiée à la communauté des joueurs d’échecs du jardin du Luxembourg. « Il y a de tout ici, des jeunes face à des retraités, un SDF peut affronter un neurologue… Les gens viennent pour décompresser, et savent qu’ils ne seront pas jugés », ajoute-t-il.
Une réussite numérique
Mais ce succès n’est pas qu’une réaction à l’ère du temps. Le jeu, né il y a 1500 ans, a su se réinventer en reprenant, aussi, les codes de l’époque. Des personnalités très populaires se sont ainsi mises en scène face à l’échiquier, à l’image d’Inoxtag. Le youtubeur français a organisé deux tournois entre influenceurs dans un décor à la Game of Thrones : les vidéos ont aisément dépassé le million de vues.
La nouvelle hype des échecs est également alimentée par les sportifs, qui ont intégré la discipline à leur quotidien comme le tennisman Alcaraz, les frères Lebrun ou Victor Wembanyama. La star française de NBA a même inventé son propre tournoi, mêlant échecs et basket, le 20 juillet dernier. « Quand tu vois ton idole jouer aux échecs, ça change l’image du jeu, qui attire de plus en plus le grand public. C’est une bonne surprise, car quand j’étais petit, les échecs, c’était poussérieux, un peu hasbeen, un truc de geek », s’amuse Julien Song, 32 ans, qui a affronté (et battu) le basketteur français lors d’une partie.
Le Youtubeur, qui se concentre sur la pédagogie dans ses vidéos, prépare lui aussi de nouveaux concepts de formats, mêlant échecs et divertissement sur sa chaîne qui compte plus de 643.000 abonnés. Au risque de faire du jeu un contenu comme un autre ? « C’est assez dingue de se dire que le jeu a été inventé en Inde ou en Perse au 7e siècle, et qu’on continue à y jouer », s’étonne presque Julien Song. « C’est un jeu à la fois anti-moderne, car il permet de ralentir le temps à l’époque du scroll sur les smartphones, et aussi très moderne, puisqu’il n’a jamais été aussi simple d’y jouer en ligne ».
« Un petit miracle de résister »
Preuve de son ancrage dans le présent, le jeu a également su parfaitement intégrer l’intelligence artificielle. Sur Chess.com, l’IA offre la possibilité aux joueurs d’analyser leurs parties, et leurs erreurs, afin de progresser comme avec un coach personnalisé. « Plus aucun joueur professionnel ne se passe de l’IA dans sa préparation. La réponse de la machine est devenue une sorte de vérité absolue que personne ne conteste, cela préfigure peut-être notre avenir », philosophe Thierry, maître de la Fédération internationale des échecs, l’une des terreurs du jardin du Luxembourg.
Malgré leurs succès, les échecs ont encore quelques défis à mater. La discipline se féminise lentement et n’a pas totalement effacé son image élitiste. La polémique autour du numéro 1 mondial Magnus Carlsen, sanctionné pour avoir porté un jean en compétition, montre aussi que les échecs n’ont pas fini de se dépoussiérer. « C’est un petit paradoxe : 32 pièces sur un plateau de 64 cases, depuis 1500 ans… on pourrait se dire, c’est bon on a compris, on va faire mieux… et bizarrement non, confie Eloi Relange. C’est un petit miracle, le jeu résiste au temps par une sorte de magie ».

