Violence numérique basée sur le genre : ce que nous apprend le cas des députées Boujrida et Srhiri

L’extension du débat public aux réseaux sociaux n’a pas eu que des aspects positifs. Certes, elle a démocratisé l’échange et permis quasiment à tous d’avoir voix au chapitre, mais elle a aussi fait émerger des formes de violence qui ne doivent pas être négligées. La diffamation et le harcèlement numériques sont en effet de plus en plus présents sur les réseaux sociaux. Parmi les personnes visées, les élues et les femmes politiques font les frais de cette «liberté de commenter» à tout va.
Un phénomène révélateur de fragilités institutionnelles
Du côté associatif, Bouchra Abdou, présidente de l’Association Tahaddi pour l’égalité et la citoyenneté (ATEC), insiste sur la spécificité d’un espace numérique qui échappe aux instruments classiques du droit. «Dans l’espace digital, rien ne disparaît. Même lorsqu’un contenu est supprimé, il peut réapparaître et être utilisé comme moyen de pression.» Selon elle, la combinaison de la viralité incontrôlable, de l’anonymat des auteurs et de la difficulté à établir la preuve traduit une faille structurelle du système juridique actuel. Un constat que partage Driss Sentissi, chef du groupe du Mouvement populaire. Celui-ci rappelle que «ces campagnes de diffamation ne visent pas seulement des personnes, elles sapent aussi la crédibilité de l’Institution».
Deux élues en première ligne
Une autre élue, Loubna Srhiri, députée du Parti du progrès et du socialisme (PPS), a elle aussi été la cible de campagnes numériques. Dans les deux cas, les procédés sont comparables : diffusion de contenus falsifiés, propagation virale et pression exercée sur l’entourage. Au-delà de l’atteinte personnelle, l’objectif est clair : fragiliser la légitimité politique des femmes et les dissuader de poursuivre leur engagement.
Des conséquences dépassant la sphère individuelle
À cette pression psychologique et institutionnelle s’ajoute un facteur aggravant : la permanence du numérique. Même lorsqu’une victime recourt à la police spécialisée pour demander la suppression d’un contenu, celui-ci peut réapparaître, être partagé à nouveau et servir d’outil de chantage ou de manipulation. Une vulnérabilité d’autant plus préoccupante que les périodes électorales, comme celle qui s’annonce à l’horizon 2026, constituent un terrain propice au pullulement de tels contenus.
Loi 103.13 : un cadre légal encore inadapté
Pour l’ATEC, seule l’adoption d’un texte spécifiquement consacré à la lutte contre la violence numérique permettrait de combler ces lacunes. Celui-ci devrait à la fois réprimer les actes de diffamation, de chantage ou de diffusion non consensuelle, et intégrer une dimension essentielle : la protection des données personnelles, condition indispensable pour rétablir la confiance des citoyennes et des citoyens dans l’espace digital. «L’espace numérique est un droit, conclut Bouchra Abdou. Mais il doit être garanti comme un espace sûr, où chacun puisse s’exprimer sans craindre la diffamation ni le harcèlement.»
Réponse parlementaire : compléter la loi 103.13 et moderniser le Code pénal
D’où la mise en garde de Driss Sentissi, chef du groupe du Mouvement populaire à la Chambre des représentants : «La multiplication des campagnes de diffamation et de cyberharcèlement représente une menace qui dépasse les individus». Pour le député, ces pratiques ne se limitent pas à briser des réputations, «elles minent la crédibilité de l’Institution et fragilisent le débat démocratique». Partant de là, il défend avec conviction la proposition de loi initiée par son Groupe en vue d’inscrire explicitement la notion de violence numérique dans la législation. Cette dernière serait définie comme toute atteinte, menace, extorsion ou diffamation commise via des technologies électroniques, avec des sanctions renforcées lorsque les infractions sont motivées par le genre de la victime. «Nous ne pouvons pas continuer avec des définitions vagues et des sanctions insuffisantes», insiste-t-il.
Mais l’action parlementaire ne doit pas s’arrêter là. Driss Sentissi explique avoir également interpellé le gouvernement sur l’explosion de l’extorsion et du harcèlement en ligne, y compris dans le milieu scolaire. «Les élèves deviennent de plus en plus vulnérables aux violences numériques et sexuelles», alerte-t-il, plaidant pour une stratégie intégrée fondée sur la prévention, la protection effective des victimes et le renforcement des capacités d’enquête et de poursuite.
Liberté d’expression et protection : trouver la ligne d’équilibre
En circonscrivant la répression à ces actes objectivement qualifiés, la proposition écarte toute tentation de censure générale et garantit que l’espace public reste ouvert au débat d’idées. Cette précision est d’autant plus importante que les technologies émergentes (réseaux sociaux, contenus manipulés ou générés par intelligence artificielle) accroissent les risques de dérives et exigent une vigilance accrue.
Encadrer les technologies et l’IA : vers une gouvernance efficace
Le texte prévoit des obligations de transparence et d’identification des contenus générés par intelligence artificielle, ainsi que la mise en place d’une instance nationale de suivi chargée de contrôler l’application du cadre et de prévenir les dérives. L’enjeu est double : protéger les citoyens contre les manipulations de type deepfake (contenu falsifié par intelligence artificielle), la désinformation de masse ou l’automatisation du harcèlement, et doter les institutions d’outils juridiques à la hauteur des défis posés par l’essor technologique.
Cette démarche s’inscrit dans une logique de continuité avec la réforme du Code pénal : il ne s’agit pas seulement de sanctionner les actes de diffamation numérique, mais aussi d’anticiper les formes nouvelles de violences alimentées par les technologies émergentes. Pour M. Sentissi, c’est la condition indispensable pour «combler le vide normatif et renforcer la confiance des citoyens dans l’espace digital».
Sensibiliser et éduquer : un levier essentiel
Le dispositif envisagé repose sur une approche globale : des procédures de signalement rapides et accessibles, la suppression sécurisée des contenus illicites, la coopération obligatoire des plateformes numériques avec l’autorité judiciaire, mais aussi la mise en place de mécanismes d’accompagnement juridique et psychologique pour les victimes. Autant de conditions qui, selon lui, doivent compléter l’arsenal législatif pour garantir une protection effective et restaurer la confiance dans l’espace digital.
Message aux parlementaires, en particulier aux élues
En guise de conclusion, Driss Sentissi tient à adresser un message de soutien à ses collègues, et plus particulièrement aux élues. Il rappelle que derrière les campagnes numériques se cache une volonté délibérée d’affaiblir la parole féminine et de semer le doute sur la légitimité des représentantes. «Vous n’êtes pas seules, affirme-t-il. Notre responsabilité collective est de protéger votre voix.» Il affirme que des pas concrets ont déjà été franchis : un texte législatif détaillé pour réprimer l’injure, la diffamation sexiste, l’extorsion et la diffusion non consensuelle d’images, mais aussi un cadre pensé pour anticiper les manipulations liées à l’intelligence artificielle, en particulier les deepfakes. «Poursuivez votre engagement, insiste-t-il. Nous ferons tout pour que le débat démocratique demeure un espace de dignité, de sécurité et de respect du droit.»


