Intelligence artificielle : nouvel artiste ou nouvel instrument ?

Dans son studio baigné de lumières tamisées, entourée de claviers, de câbles et d’écrans, DeLaurentis parle de ses outils basés sur l’intelligence artificielle comme de partenaires de création dans sa musique. « J’ai entraîné un modèle avec ma voix et ça me permet de cloner ma voix avec d’autres instruments », raconte la compositrice, qui a fait de cette connexion humain-machine le cœur d’un de ses albums : Unica.
Quand l’IA devient un instrument
Unica, c’est comme sa sœur numérique. « C’est une vision un peu moderne et féminine du conte de Pinocchio où j’étais une sorte de Gepetto dans mon atelier à créer mon Unica et par les interactions avec la technologie, créer des morceaux. » Après cette première expérience en 2021, DeLaurentis a poursuivi ses explorations, profitant des nouveaux outils d’IA destinés aux musiciens. Dans son dernier album, inspiré de la synesthésie, une intelligence artificielle génère en direct des visuels en fonction des modulations de sa voix.
Pour Benoît Carré, alias Skygge, l’IA est également une alliée. « On nourrit l’IA avec nos partitions, nos voix, nos sons… Elle analyse et produit des propositions qu’on n’aurait jamais imaginées seuls. Ces résultats ne sont pas de la musique en soi, mais ils inspirent des arrangements fascinants », raconte-t-il.
Faire vivre des « Chansons impossibles »
Avec son projet Chansons impossibles, Benoît Carré explore une autre dimension : faire chanter des morceaux modernes à des artistes disparus. Brassens interprétant « Balance ton quoi » d’Angèle, ou Dalida entonnant « Autre Monde » de PNL… Mais derrière ces visages et des voix animées par IA se cachent un réel travail musical : « Tout le chant, c’est moi. Et ça va un peu à contre-courant de toutes les idées qu’on se fait de l’IA : c’est très expressif ».
Mais si l’intelligence artificielle stimule la créativité de certains, elle alimente aussi une autre tendance : la musique « à la chaîne ». Des logiciels comme Suno permettent en quelques minutes de générer une chanson complète à partir d’un simple prompt. En juin dernier, le groupe Velvet Sundown a reconnu publiquement avoir utilisé l’IA, alors qu’il comptait plus d’un million de fans sur Spotify. Aujourd’hui, ces musiques représentent 18 % des sons uploadés chaque jour sur Deezer.
Pour la plateforme de streaming musical française, face à la montée de ces contenus, il fallait agir. Ils ont donc décidé d’ajouter un label sur les morceaux identifiés comme générés par IA par un outil qu’ils ont développé en interne. « On n’est pas du tout contre l’IA, notre problématique, c’est la livraison massive de morceaux qui viennent saturer le catalogue et empêcher des artistes qui utilisent l’IA ou pas d’avoir des revenus », précise le chef de l’innovation Aurélien Hérault.
Une menace pour les revenus des musiciens
Parce que pour les musiciens, l’inquiétude est réelle. La Sacem, la société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, tire la sonnette d’alarme : si cette tendance continue, 27 % des créateurs de musique pourraient disparaître. Pour des artistes déjà fragilisés par les faibles revenus du streaming, l’arrivée massive de morceaux automatisés pourrait être fatale.
Et la question de l’encadrement de ce phénomène reste encore floue : « Aujourd’hui, on ne labellise que les morceaux 100 % générés par IA. Mais demain, la vraie question sera : que faire des hybrides ? La voix est générée par IA et les instruments humains, par exemple. Ça fait partie des problématiques futures » explique Darius Afchar, chercheur en intelligence artificielle chez Deezer.
Pour nos deux artistes qui utilisent l’intelligence artificielle comme instrument, la distinction est claire. Benoit Carré conclut : « Je n’ai jamais mis sur les plateformes des morceaux faits 100 % avec l’IA. Enfin je n’ai pas envie, pour moi la musique c’est une intention, c’est faire, c’est partager ».

