France

Freinages fantômes : Mépris des constructeurs et experts dans le brouillard, est-on face à un scandale en puissance ?

Au moment de passer d’une route de deux à une voie, pour cause de rétrécissement de chaussée, la voiture d’Elise s’est arrêtée net au lieu de seulement ralentir de quelques kilomètres/heures. « De 90 kilomètres, le véhicule est passé à zéro. J’ai cru avoir actionné le frein à la main, mais non. Il n’y avait également aucune alerte. J’ai juste eu le temps de voir ce poids lourd arriver derrière moi… »

La voiture d'Elise après le choc
La voiture d’Elise après le choc - Elise

Un sévère accrochage, un choc traumatique, une hospitalisation et une difficulté à marcher pendant plusieurs semaines, Elise est convaincu d’avoir été victime d’un « freinage fantôme ». Depuis quelques mois, des voitures, équipés de systèmes d’aide à la conduite (ADAS), obligatoire pour tout nouveau véhicule depuis le 6 juillet 2022, s’arrêtent soudainement sans raison. Le freinage d’urgence, qui se lance automatiquement avec ce système en cas de risque de choc imminent, s’active sans qu’aucun obstacle ne soit déclenché.

Freinages fantômes et bugs invisibles chez le réparateur

Des cas plutôt anonymes jusqu’à ce que Joanna Peyrache, victime elle aussi d’un freinage inopiné, décide en juillet 2025 de lancer un appel pour regrouper les automobilistes victimes de cette mésaventure. Le groupe Facebook compte désormais plus de 700 membres, dont Romaric : « ça m’est arrivé trois fois. Sans obstacle ou véhicule devant, ma voiture a commencé à fortement ralentir sur l’autoroute. Le pire, c’est que ce n’est pas considéré comme du freinage mais une simple décélération par la voiture, donc les feux ne s’allument pas pour alerter les autres conducteurs. Heureusement, il n’y avait personne derrière. » Sa voiture est testée en garage, et rien n’est détecté.

Ce qui fait grandir l’inquiétude : pour le moment, aucun bug n’a été retrouvé, aucun rappel de véhicule n’est lancé, et une certaine omerta règne sur la question. Pour Elise, « le camion a été décrété en tort, même si c’est ma voiture qui s’est stoppée net », comme le veut la loi française. Conséquence directe, « un refus d’expertise de mon véhicule, car il n’était pas considéré comme responsable de l’accident ».

D’importants rappels aux Etats-Unis

Même porte fermée pour Gérald, qui a préféré rester anonyme en raison des pressions de sa boîte sur le sujet, lui qui a eu plusieurs freinages nets avec son véhicule de fonction : « Ça fait 25 ans que je conduis, j’ai fait plusieurs centaines de milliers de kilomètres, et on veut me faire croire du jour au lendemain que je suis devenu mauvais conducteur et que je freine sans raison six fois en deux mois. J’ai testé ma voiture de travail, une Renault, au milieu de l’autoroute, et je confirme qu’elle freine toute seule. Mais personne ne veut me croire au travail, et on m’accuse de mal gérer la flotte de l’entreprise. »

Envoyée au concessionnaire, la voiture « n’a été testée que sur deux kilomètres », regrette Gérald, « et a été considérée comme fiable. On pense automatiquement que c’est le conducteur le responsable, et pas le système. Mais regardez ce qu’il se passe aux Etats-Unis, c’est du sérieux… »

En 2022, Tesla avait fait l’objet d’une enquête de l’agence fédérale des États-Unis chargée de la Sécurité routière, la National Highway Traffic Safety Administration (NHTSA) sur 416.000 véhicules automatiques, en raison de freinage inopiné. La même année, l’agence ouvrait également une enquête sur le système de freinage d’urgence automatisé des Honda CR-V et Accord après avoir reçu quelque 278 plaintes de propriétaires affirmant avoir subi un freinage automatique inattendu. Plus de 1,7 million de véhicules sont alors concernés.

Flavien Neuvy, directeur de l’observatoire Cetelem de l’automobile, reconnaît « ne pas savoir du tout si le problème peut s’aggraver ou pas ». Un responsable presse d’une grande marque automobile, en off, répond sobrement : « Cela a tout de la polémique d’été. Les conducteurs prennent beaucoup plus la voiture, font plus de kilomètres, entraînant des accidents. Ensuite, on accuse le système de frein… Je ne dis pas qu’il ne peut pas y avoir d’incident, juste que des épidémies de  »bug » en juillet/août, ça n’est pas un hasard… »

Un système récent, donc fatalement faillible

Christophe Theuil, vice-Président de la fédération française de l’expertise automobile, reconnaît un système récent, donc faillible, et évoque l’hypothèse d’une mauvaise météo, pouvant perturber les capteurs, « ou des limites technologiques avec des capteurs mal calibrés par exemple après un changement de pare-brise. » L’absence de mises à jour des logiciels, ou l’interaction parfois difficile avec d’autres systèmes électroniques, est également mise en avant.

Un réparateur, interrogé par Challenges, confiait également une possible responsabilité chez cette branche professionnelle : « L’atelier doit investir dans la formation des personnels à la bonne manipulation des outils, car un réglage imprécis peut entraîner des erreurs de détection des obstacles. »

Bien décidé à désépaissir le mystère, le ministère des Transports a confié à son Service de Surveillance du Marché des Véhicules et des Moteurs (SSMVM) le soin « d’interroger les constructeurs et de procéder à la réalisation d’essais ». Reste qu’avant de trouver une réponse, la panique règne pour les usagers de la route. Angélique, « qui a vu sa vie défiler » lorsque sa voiture s’est arrêtée net sur la voie de gauche de l’autoroute alors qu’elle doublait un camion, s’inquiète : « J’ai peur de reprendre la route, peur de ma voiture, mais peur aussi des autres voitures : qui me dit qu’eux aussi ne vont pas s’arrêter brutalement ? »