«L’Incohérence des philosophes» : que signifie «Connaître» ?

D’abord séduit par la rigueur du raisonnement philosophique, Al-Ghazali s’y plonge avec méthode, convaincu que la logique peut conduire à une vérité indiscutable. Mais au fil des ans, une tension s’installe. Si les démonstrations des philosophes sont si infaillibles, pourquoi leurs conclusions divergent-elles ? Pourquoi les principes qu’ils prétendent universels sont-ils sans cesse discutés, contestés, réinterprétés ? Cette interrogation se double d’une crise plus intime. Peut-on vraiment atteindre la vérité par le seul exercice de la raison, ou bien celle-ci repose-t-elle sur des postulats qu’elle ne peut elle-même justifier ? Ce doute ne relève pas seulement d’une question théorique, mais devient une quête existentielle.
C’est dans ce contexte que naît «L’Incohérence des philosophes» (Tahafut al-Falasifa). Loin d’être un rejet pur et simple de la pensée rationnelle, il s’agit d’un examen rigoureux des contradictions de la philosophie aristotélicienne. Al-Ghazali ne se contente pas de remettre en question quelques idées isolées. Il y attaque les fondements mêmes du rationalisme, démontrant que, livrée à elle-même, la raison tourne en rond dès qu’elle prétend tout expliquer.
Cette critique radicale ne restera pas sans réponse. Quelques décennies plus tard, Averroès, philosophe andalou et fervent défenseur d’Aristote, prendra sa plume pour lui répondre dans «L’Incohérence de l’incohérence» (Tahafut at-Tahafut). Pour lui, loin d’être un piège, la raison est un instrument légitime de connaissance, un pont entre l’homme et la vérité. Mais avant d’explorer ces controverses, revenons à la critique d’Al-Ghazali : pourquoi considère-t-il que la philosophie, malgré ses promesses, conduit à une impasse ?
Al-Ghazali remet en cause cette conception avec force. Ce que l’Homme perçoit comme des lois immuables n’est en réalité qu’une habitude instaurée et maintenue par une volonté supérieure. Ces régularités n’ont pas d’existence propre ni d’autonomie absolue ; elles ne sont que le reflet d’un ordre que rien n’empêche d’être suspendu ou modifié à tout instant.
Cette remise en cause de la causalité s’accompagne d’un questionnement plus large sur la capacité de l’intellect humain à atteindre la vérité. Les philosophes postulent que la raison peut tout expliquer, qu’il suffit de la méthode adéquate pour parvenir à une connaissance absolue. Mais alors, pourquoi les plus grands penseurs s’opposent-ils entre eux ? Si la logique était infaillible, comment expliquer que des systèmes contradictoires émergent et se succèdent sans jamais parvenir à un consensus ?
En soulevant ces paradoxes, Al-Ghazali met en lumière un problème profond : la raison peut-elle se fonder elle-même ? Si elle ne peut garantir sa propre validité sans tourner en cercle, comment prétendre qu’elle est capable d’embrasser toute la réalité ?
Averroès, en réponse, s’attache à défendre la cohérence de la philosophie. Pour lui, foi et raison ne sont pas antagonistes, mais complémentaires. Dieu a doté l’homme d’un intellect, et cet intellect doit être utilisé pour comprendre le monde. Ce que la révélation propose sous forme de symboles et d’enseignements accessibles à tous, la philosophie l’explore par le raisonnement. Il accuse Al-Ghazali d’avoir caricaturé la pensée des péripatéticiens, de leur avoir prêté des contradictions là où une lecture plus fine aurait permis de réconcilier leurs idées avec les vérités religieuses.
Cet affrontement entre les limites de la raison et sa légitimité, entre l’humilité face à l’inconnu et la confiance dans l’intellect, dépasse largement son époque. Aujourd’hui encore, les grandes questions soulevées dans «L’Incohérence des philosophes» résonnent dans notre rapport à la connaissance. La science moderne, malgré ses avancées spectaculaires, se heurte à des frontières qu’elle ne peut franchir sans s’interroger sur ses propres fondements.
Dans cette série de neuf articles qui vont suivre, nous explorerons ces tensions qui traversent la pensée humaine depuis des siècles. Nous verrons comment la critique d’Al-Ghazali s’articule, comment la philosophie a tenté d’y répondre et comment, au-delà des controverses, elle nous invite à réfléchir sur ce que signifie réellement «Connaître».