France

Chlordécone aux Antilles : C’est quoi le préjudice d’anxiété, base légale de la condamnation de l’Etat ?

Une poignée de cas pour une décision historique. Mardi 11 mars, la cour administrative d’appel de Paris a condamné l’Etat à indemniser neufs victimes au titre du préjudice d’anxiété dans le scandale du chlordécone. « Une victoire », pour un avocat des parties civiles, mais « décevante » pour la grande majorité des 1.286 plaignants. Le chlordécone, pesticide interdit en France depuis 1990 mais utilisé en Guadeloupe et en Martinique jusqu’en 1993, a provoqué une pollution importante des sols des deux îles, contaminant plus de 90 % de la population adulte locale.

En 2022, le tribunal avait déjà reconnu les « négligences fautives » de l’Etat, sur ce territoire où le taux d’incidence du cancer de la prostate est l’un des plus élevé au monde, mais sans indemniser les victimes ni reconnaître le préjudice d’anxiété.

Alors, qu’est-ce que ce préjudice ? Quelle différence sa reconnaissance fait-elle au regard de la condamnation de l’Etat ? Peut-on aller plus loin et faire reconnaître un préjudice d’anxiété pour d’autres scandales sanitaires ? 20 Minutes s’est penché sur la question avec Justine Orier, avocate spécialiste en droit de l’environnement.

C’est quoi le préjudice d’anxiété ?

Si l’on s’en tient à la définition du Dalloz, ouvrage qui fait référence en matière de droit, le préjudice d’anxiété « désigne la souffrance psychologique éprouvée par une personne du fait de l’incertitude de développer une maladie grave en raison de son exposition à un risque, généralement professionnel ». Dans les faits, ce préjudice « se loge dans les responsabilités de l’employeur sur la santé, avec l’obligation de mettre en œuvre une prévention des risques », explique l’avocate Justine Orier.

« C’est parce qu’il y a manquement à cette obligation que le préjudice se matérialise », précise-t-elle. Avant la décision de la cour d’appel, les seuls cas reconnus étaient liés à l’amiante et « le truchement se faisait par la reconnaissance de la maladie professionnelle ». L’avocate reconnaît là une incohérence de la qualification : si elle est censée concerner la peur de tomber malade, le juge se base sur « le triptyque faute-préjudice-lien de causalité ».

Ça change quoi que l’Etat soit condamné ?

« C’est la première fois que la responsabilité de l’Etat est engagée pour un préjudice d’anxiété », relève Justine Orier. Une « originalité » qui pourrait être lourde de conséquences. « Cela voudrait dire que n’importe quel opérateur économique doit prévenir les risques environnementaux » vis-à-vis de la population. « Pas impossible », juge l’avocate, mais très contraignant en plus de poser une question de fondement juridique.

« Aujourd’hui, il y a déjà un principe de précaution dans la Charte de l’environnement, mais ce n’est pas ça qui est manié par le juge pour évaluer un préjudice d’anxiété. » Toutefois, la responsabilité reconnue de l’Etat marque un tournant dans la manière dont sont perçus les scandales environnementaux. Car d’ordinaire, « le juge administratif est très conservateur envers les deniers de l’Etat », ce qui explique le faible nombre de cas reconnus et les montants « qui peuvent paraître dérisoires, mesquins ».

Peut-on faire reconnaître un préjudice d’anxiété pour d’autres catastrophes ?

La décision sur le chlordécone ouvre la voie à d’autres dossiers. Au moins à des cas similaires, notamment « sur la pollution des sols en Ile-de-France » liés à différentes activités économiques, songe l’avocate. « On a beaucoup de dossiers qui n’ont pas été envisagés sous cet angle », et qui pourraient être pertinents si un lien avec des maladies s’établit.

Mais la marge reste limitée. Dans le cas du chlordécone, les femmes ayant porté plainte en raison des conséquences sur leurs grossesses ont été déboutées, car « elles n’avaient pas de cancer » elles-mêmes. De même, le préjudice s’attachant « à la santé dans le sens de l’intégrité physique », impossible de l’appliquer à des riverains subissant des inondations à répétition par exemple.