Maroc

Recul alarmant de l’activité féminine : Une urgence économique et sociale

Alarmant et préoccupant ! Au Maroc, on assiste depuis vingt ans à une diminution très inquiétante du taux d’activité des femmes. Une situation confirmée par des données récentes du Haut-Commissariat au Plan (HCP). En effet, selon ces données, moins de 20% des femmes de plus de 15 ans sont actuellement actives sur le marché du travail, tandis que près de 80% sont considérées comme inactives. «Malgré la forte croissance économique enregistrée au début des années 2000, le nombre d’emplois créés n’a pas été suffisant pour absorber la main-d’œuvre disponible. Entre 2000 et 2019, l’économie marocaine n’a généré que 110.000 emplois par an en moyenne, alors que le nombre de personnes en âge de travailler a augmenté de 375.000en moyenne annuelle. Dans ce contexte économique et démographique, le taux d’activité est passé de 53,1% en 2000 à 43,6% en 2023 marquant une augmentation rapide du nombre de personnes en situation d’inactivité.

Une augmentation encore plus préoccupante pour les femmes, étant donné la baisse continue de leur taux d’activité qui est passé de 28,1% en 2000 à 19% en 2023, demeurant nettement inférieur à celui des hommes (69% en 2023)», note l’étude du HCP, intitulée «Analyse intersectionnelle de la participation des femmes au marché du travail marocain : Une étude comparative entre la région de Casablanca-Settat et de l’Oriental», publiée en mars 2024. Cette baisse du taux d’activité des femmes peut être expliquée par plusieurs facteurs. Il y a le faible niveau d’éducation des femmes, les inégalités territoriales, les difficultés économiques des familles, un cadre légal et réglementaire inadéquat, et les stéréotypes persistants. Les études abondent dans ce sens. «Cependant, malgré les initiatives mises en place sur la base de ces constats, notamment à travers les programmes et politiques publiques, les progrès restent limités. Chaque année, l’annonce des statistiques officielles du taux d’activité des femmes au Maroc est donc appréhendée avec inquiétude», peut-on lire dans un Policy Brief de Polciy Center for the New South intitulé «Accessibilité des femmes aux opportunités économiques au Maroc», rédigé par Mounia Boucetta.

Cette analyse a fait ressortir que les femmes âgées de 25 à 59 ans présentent des taux d’activité supérieurs à la moyenne globale, même si cette catégorie subit elle aussi un recul. En revanche, les jeunes femmes âgées de 15 à 24 ans enregistrent la plus forte baisse de participation, phénomène qui peut être attribué à l’augmentation des taux de scolarisation. Par exemple, le taux de scolarisation des jeunes filles de 15 à 17 ans a considérablement augmenté, passant de 46,3% en 2010 à 70,9% en 2020. Toutefois, il convient de noter que la majorité des femmes marocaines restent non diplômées.

Pour les femmes de plus de 60 ans, une diminution continue de leur taux d’activité est anticipée, mettant en lumière les défis liés à la protection sociale dans un contexte où l’espérance de vie augmente. En 2021, le pays comptait environ 2,176 millions de femmes dans cette tranche d’âge, contre 1,258 million en 2004.

Le niveau d’éducation joue un rôle déterminant

«Par ailleurs, les analyses révèlent que, généralement, le taux d’activité des femmes rurales dépasse celui de leurs homologues urbaines. Cependant, en milieu urbain, une amélioration a été constatée au cours de la dernière décennie pour cette tranche d’âge, tandis qu’une régression se fait jour en milieu rural. Cela dit, le niveau d’éducation joue un rôle déterminant ; bien que les femmes titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur affichent les meilleurs taux d’emploi, on observe une chute de 14 points de pourcentage dans ce taux entre 2001 et 2021. Le taux de chômage des diplômées de l’enseignement supérieur dépasse 30% en milieu urbain et même 45% en milieu rural», souligne le Policy Brief. Dans les zones rurales, bien que l’accès au marché du travail reste plus favorable pour les femmes non diplômées ou celles ayant un niveau primaire, la qualité des emplois proposés est souvent instable et peu rémunératrice.

En outre, le statut marital joue un rôle négatif sur l’activité des femmes ; contrairement aux hommes, dont l’activité augmente après le mariage, celle des femmes chute de plus de 50%. Les femmes célibataires, dotées d’une meilleure éducation et confrontées à l’urbanisation, tendent à migrer vers des opportunités en milieu urbain. «À l’inverse, le taux d’activité des femmes en milieu urbain est relativement stable, notamment chez les divorcées et les célibataires, ce qui met en lumière les défis profonds auxquels les femmes marocaines doivent faire face dans leur quête d’opportunités économiques», précise le Policy Brief.

L’informel, une bouée de sauvetage

En 2021, la population féminine âgée de 25 à 59 ans s’élevait à environ 2,65 millions en milieu rural, tandis qu’en milieu urbain, elle atteignait près de 5,92 millions. Si le taux d’activité des femmes demeure plus faible dans les villes, la population active y est néanmoins plus importante en raison de la concentration des opportunités économiques. Entre 2000 et 2018, le nombre de femmes employées a progressé de 347.000 en milieu urbain, contre seulement 69 000 en milieu rural. Cette disparité flagrante met en lumière les défis persistants liés à l’intégration des femmes sur le marché du travail, où le taux de salariées reste limité à 20,5%, tandis que ceux des travailleuses indépendantes et des employeuses stagnent respectivement à 10,8 et 9%.

En milieu rural, l’accès à un emploi rémunéré et à l’entrepreneuriat demeure restreint, contraignant de nombreuses femmes à exercer des activités précaires et insuffisamment rémunérées. «En l’absence d’un tissu économique structuré et d’un environnement favorable à l’initiative entrepreneuriale, elles se retrouvent souvent reléguées à des emplois informels, caractérisés par une instabilité financière et une absence de protection sociale. Néanmoins, l’essor de l’économie sociale et solidaire a permis l’émergence de nouveaux secteurs porteurs, notamment l’agriculture et l’artisanat, offrant ainsi une perspective de développement et d’autonomisation pour les femmes rurales. En 2019, environ 42.000 femmes étaient affiliées à des coopératives, un chiffre encourageant, mais qui masque des défis structurels majeurs, notamment en matière de financement, d’accompagnement et de commercialisation, freinant considérablement l’essor de ces initiatives», souligne le Policy Brief. Selon la publication, l’entrepreneuriat féminin, pourtant perçu comme un levier essentiel d’émancipation économique, demeure un parcours semé d’embûches. Le manque d’accès au crédit, l’insuffisance des dispositifs de formation et d’accompagnement ainsi que la persistance de normes sociales contraignantes… sont autant d’obstacles entravent la capacité des femmes à concrétiser leurs projets. «Aussi, nombre d’entre elles se tournent vers le secteur informel pour générer des revenus, mobilisant leurs compétences en pâtisserie, en couture ou encore dans le petit commerce. Toutefois, la précarité de ces emplois pèse lourdement sur leur situation économique et limite leurs perspectives d’évolution. En 2020, quelque 86% des femmes employées dans le secteur agricole percevaient un salaire inférieur au Salaire minimum agricole garanti (SMAG), contre 65% chez les hommes, illustrant ainsi l’ampleur des inégalités de rémunération et des conditions de travail», ajoute la publication.

Les éternels stéréotypes

Au-delà des contraintes économiques et structurelles, d’autres facteurs viennent entraver l’accès des femmes aux opportunités professionnelles. Les stéréotypes de genre profondément ancrés, associés à un niveau de scolarisation encore insuffisant, réduisent considérablement les perspectives d’emploi pour les femmes, notamment dans des secteurs à forte valeur ajoutée. En milieu urbain, le taux d’activité des femmes âgées de 25 à 59 ans demeure trop faible pour compenser la diminution observée en milieu rural, traduisant une inadéquation entre l’offre et la demande sur le marché du travail. Cette situation souligne l’impératif de mettre en place des politiques inclusives, capables de dynamiser l’emploi féminin et de favoriser l’émergence d’un environnement économique propice à leur insertion professionnelle.

Les écarts se creusent sans cesse

L’écart persistant de près de 50 points entre les taux d’activité masculin et féminin constitue un enjeu majeur, d’autant plus préoccupant que cette différence tend à se creuser avec le temps. Cette tendance met en évidence l’urgence d’une action stratégique visant à renforcer la création d’emplois et à élargir l’accès des femmes aux opportunités économiques. Chaque année, la population en âge de travailler s’accroît d’environ 400.000 personnes, alors que l’économie nationale ne génère en moyenne que 121.000 nouveaux postes, une dynamique insuffisante pour absorber la demande croissante d’emplois et encore moins pour réduire les disparités de genre sur le marché du travail.

La crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19 a exacerbé ces défis structurels, entraînant la destruction de 432.000 emplois en 2020, suivie d’une reprise partielle en 2021 avec la création de seulement 230.000 postes, avant une nouvelle contraction en 2022.

Comment réduire les écarts ?

Ces fluctuations soulignent la vulnérabilité du marché du travail face aux chocs économiques et mettent en évidence l’urgence d’adopter des stratégies ciblées pour renforcer la résilience des emplois féminins. La promotion de l’autonomisation économique des femmes, couplée à des initiatives visant à lever les obstacles systémiques qui entravent leur participation au marché du travail, constitue une priorité absolue pour assurer une croissance inclusive et durable.

Le gouvernement nourrit l’ambition d’élever le taux d’activité féminine de 20 à 30% d’ici 2026, marquant ainsi une rupture nette avec la tendance baissière observée au cours des deux dernières décennies. «La réalisation de cet objectif ambitieux requiert la mise en place de mesures ciblées, soigneusement adaptées aux diverses catégories socioéconomiques des femmes, en tenant compte de facteurs tels que l’âge, le niveau d’éducation, le statut matrimonial et le milieu de vie», note le Policy Brief. Selon cette publication, est primordial de décliner cet objectif global en sous-objectifs spécifiques, tant sur le plan territorial qu’en fonction des segments de population, impliquant ainsi une coopération étroite entre les différents acteurs : les pouvoirs publics, le secteur privé et la société civile. L’accent doit impérativement être mis sur les femmes âgées de 25 à 59 ans, une tranche d’âge détenant un potentiel encore largement sous-exploité.

«La théorie du développement en “U” suggère que l’activité féminine connaît une phase de déclin avant de rebondir, notamment avec l’urbanisation et la transformation économique», précise la publication. Selon cette dernière, il devient impératif de renforcer les secteurs de l’industrie, de l’agriculture, du tourisme et des services connexes, afin de créer de nouvelles opportunités d’intégration pour les femmes, notamment par le biais des très petites entreprises (TPE), des petites et moyennes entreprises (PME) et des coopératives. Ces dernières doivent, pour assurer leur pérennité, s’intégrer dans des chaînes de valeur compétitives.

«Par ailleurs, la hausse du taux de chômage des diplômées de l’enseignement supérieur soulève des interrogations quant à l’adéquation entre la formation et l’emploi, ainsi qu’à l’accessibilité aux opportunités économiques. Le secteur numérique représente également un potentiel considérable pour l’autonomisation économique des femmes, mais soulève, de surcroît, le défi de leur protection face aux violences en ligne», conclut le Policy Brief.

Entretien avec l’enseignante-chercheure à l’Université Cadi Ayyad de Marrakech, experte en genre, mixité et femmes dans les organisations

Doha Saharoui : «Le Code du travail doit être relu sous un prisme genré»

Entre normes sociales rigides, organisation du travail inadaptée et politiques publiques insuffisantes, l’insertion professionnelle des femmes reste semée d’embûches. L’enseignante-chercheure à l’Université Cadi Ayyad de Marrakech, experte en genre, mixité et femmes dans les organisations, Doha Saharoui, décrypte les multiples barrières qui freinent l’autonomisation économique des femmes et plaide pour une refonte des approches afin de favoriser une égalité réelle dans l’emploi.

Recul alarmant de l’activité féminine : Une urgence économique et sociale

Professeure Doha Saharoui, enseignante-chercheure à l’Université Cadi Ayyad de Marrakech, experte en genre, mixité et femmes dans les organisations .

Le Matin : À votre avis, qu’est-ce qui explique les difficultés d’accès au marché du travail pour les femmes au Maroc ?

Doha Saharoui : Les femmes rencontrent des difficultés d’accès au marché du travail lorsqu’elles ne disposent pas des qualifications requises par ce dernier. Au Maroc, les jeunes femmes sont de plus en plus éduquées et représentent environ 50% des diplômés, y compris dans les filières techniques. Pourtant, elles ne constituent que 19% des actives. Ces difficultés sont liées aux pratiques organisationnelles, qui ne prennent pas suffisamment en considération les spécificités biologiques des femmes. Ces pratiques ont été pensées par des hommes, pour des hommes.

Par ailleurs, l’image sociale de la femme limite souvent son succès à sa réussite en tant qu’épouse et mère. Le marché de l’emploi attend des femmes qu’elles se consacrent entièrement à leur vie professionnelle, occultant ainsi leur vie privée et leurs charges familiales. De son côté, la société attend d’elles qu’elles se consacrent pleinement à leur famille, en délaissant leurs responsabilités professionnelles. Cette équation conduit inévitablement à une faible représentativité des femmes sur le marché du travail.

Dans quelle mesure les normes sociales et culturelles influencent-elles l’accès des femmes à l’emploi ?

Les normes sociales et culturelles génèrent des stéréotypes qui prédéfinissent les métiers réservés aux femmes et ceux destinés aux hommes. Elles imposent également une manière spécifique d’exercer chaque métier. Le problème réside dans le fait qu’une grande partie des métiers sont dits masculins (BTP, industrie, mines) ou majoritairement occupés par des hommes, ce qui complique l’intégration des femmes.

Socialement, une femme qui exerce ces professions est perçue comme une «déviante», sauf si elle adopte une posture et des comportements traditionnellement masculins. Toutefois, dans ce cas, elle est également jugée pour ne pas correspondre aux attentes liées à son genre. En conséquence, la structuration stéréotypée du marché du travail restreint l’accès des femmes à un large éventail d’opportunités professionnelles. Perpétuer ces stéréotypes aggrave encore la situation dans un contexte où les métiers du futur sont axés sur l’intelligence artificielle et l’innovation climatique.

Le modèle familial marocain et la répartition des rôles au sein du foyer constituent-ils un frein à l’autonomisation économique des femmes ?

Il est difficile de parler d’un modèle familial marocain unique, tant les disparités entre milieu urbain et rural ainsi qu’entre régions sont marquées. Il est également important de noter que plus de 15% des ménages au Maroc sont dirigés par des femmes.

Toutefois, malgré ces évolutions, les nouvelles structures familiales et l’accession des femmes au travail ne les délestent pas de leurs tâches domestiques. Selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP), les femmes consacrent en moyenne sept fois plus de temps que les hommes aux travaux ménagers, soit environ cinq heures par jour. Celles qui exercent une activité professionnelle y consacrent encore en moyenne 4 h 11 par jour, contre 5 h 39 pour les femmes au foyer, notamment dans la tranche d’âge des 35-44 ans.

Quel impact la scolarisation et l’éducation des filles ont-elles réellement sur leur insertion professionnelle ?

Les données marocaines révèlent une tendance paradoxale : plus les filles sont éduquées, plus leur taux de chômage augmente. La pression sociale autour de la sphère reproductive entrave leur accès à la sphère productive.

De plus, l’obtention d’un diplôme intervient généralement à un âge où les jeunes femmes se marient et ont leur premier enfant. En l’absence de politiques facilitant l’articulation entre vie privée et vie professionnelle, le choix est souvent rapide et s’oriente vers un retrait du marché du travail.

Est-ce que les politiques publiques marocaines sont adaptées aux défis de l’emploi féminin ? Quels sont les principaux freins institutionnels et législatifs qui entravent l’accès des femmes au marché du travail ?

De nombreux freins subsistent. Le Code du travail doit être relu sous un prisme genré. Il est nécessaire de repenser les lois afin de promouvoir l’emploi des femmes, en conciliant leur rôle productif et leurs responsabilités familiales, au lieu de protéger ces dernières au détriment de leur accès au marché du travail.

Les politiques publiques ont encore tendance à considérer les femmes comme une catégorie spécifique, souvent assimilée aux mineurs. Or, les femmes représentent 50% de la population et 50% des diplômés : elles ne sont pas une minorité et apportent une valeur ajoutée incontestable à l’économie. Il ne s’agit plus seulement de diagnostiquer les freins existants, mais de mettre en place des politiques institutionnelles visant à favoriser l’insertion professionnelle des femmes.