Maroc

Un secteur prospère mais des ouvriers précarisés, la vérité sur les entreprises agricoles et agroalimentaires

Considéré comme un des piliers de l’économie marocaine, le secteur agricole et agroalimentaire génère des milliards de dirhams et fait vivre des millions de travailleurs. Mais derrière cette prospérité, une autre réalité se dessine : salaires misérables, conditions précaires, absence de protection sociale. Dans bien des cas, ces entreprises prospèrent au détriment de ceux qui les font tourner. C’est ce que révèle une étude du Rabat Social Studies Institute (RSSI), en partenariat avec Avocats sans frontières (ASF). Intitulé «Entreprises agricoles et agroalimentaires au Maroc : un continuum de violations et de respect des droits humains», ce rapport lève le voile sur un secteur où les droits des travailleurs oscillent entre progrès et dérives. Le constat est frappant. Malgré l’existence de cadres législatifs nationaux et internationaux censés protéger les travailleurs et l’environnement, les violations des droits humains restent monnaie courante. Dans ce contexte, le rapport insiste sur une distinction essentielle : si certaines entreprises tentent d’améliorer leurs pratiques, beaucoup d’autres profitent de la faiblesse des sanctions et de la précarité ambiante pour maintenir des conditions de travail défavorables.

Des chiffres qui interpellent

Ces dernières années, le secteur agricole et agroalimentaire marocain a connu des avancées notables : des investissements massifs, une modernisation accrue et un cadre réglementaire censé garantir des conditions de travail plus justes et une meilleure gestion des ressources naturelles. Mais derrière cette façade de progrès, la réalité sur le terrain est tout autre. Dans les plaines fertiles de Rabat-Salé-Kénitra et de Tanger-Tétouan-Al Hoceïma, zones analysées dans le rapport, l’agriculture et l’industrie agroalimentaire prospèrent, mais pas les droits des travailleurs. L’étude, qui s’appuie sur 42 entretiens individuels et huit groupes de discussion réunissant ouvriers, syndicats, dirigeants d’entreprise et représentants d’ONG, dresse un constat accablant. Près d’un tiers des travailleurs interrogés affirme être victime de violations de leurs droits, qu’il s’agisse de salaires impayés, de conditions de travail précaires ou de l’impossibilité de se syndiquer. Dans certains cas, les employés dénoncent des contrats opaques, des retenues abusives sur salaire et des journées de travail qui dépassent les 10 heures sans pause réelle, bien au-delà des limites légales. «Malheureusement, il y a une dominance du secteur informel, c’est une chose que tout le monde connaît. Et cette dominance signifie que les droits ne sont pas respectés, même le minimum des droits n’est pas respecté», déplore un travailleur dans un témoignage rapporté par l’étude.

Précarité et harcèlements

En outre, la moitié des ouvriers agricoles interrogés déclarent travailler sans accès aux services de santé ni aux protections sociales de base, tandis que seulement 20% affirment avoir bénéficié d’un contrôle de sécurité sur leur lieu de travail. «Aujourd’hui, nous parlons de la santé et la sécurité au travail, cela veut dire nous parlons des conditions de travail des salariés, notamment, l’aération, la luminosité ou le bruit. Au Maroc, c’est un sujet épineux, nous n’en sommes pas encore là, nous discutons encore, est-ce-que le salarié a reçu son salaire ? Est-ce qu’il a la CNSS ?…», déclare un syndicaliste.

Les femmes ouvrières sont en première ligne de ces abus. Majoritaires dans certaines branches comme la cueillette des fruits rouges ou le conditionnement des produits agricoles destinés à l’exportation, elles subissent une double peine : des salaires plus bas que leurs collègues masculins et une exposition accrue aux violences et harcèlements. L’enquête rapporte que 65% des ouvrières interrogées disent avoir été confrontées à des comportements inappropriés de la part de leur hiérarchie ou de leurs superviseurs, sans aucun recours possible. Vu que c’est un secteur où le travail saisonnier domine, celles qui osent parler risquent d’être tout simplement écartées des prochaines campagnes. L’étude révèle aussi que les travailleurs migrants, bien que peu nombreux, sont encore plus vulnérables, souvent exploités sans aucun droit légal reconnu.

Environnement : des engagements de façade

Mais les abus ne touchent pas que les employés, ils concernent aussi les ressources naturelles. En effet, à la précarité sociale s’ajoute un gaspillage massif des ressources en eau, pilier fragile d’une agriculture qui dépend toujours plus de l’irrigation. 87% des ressources en eau du Maroc sont accaparées par le secteur agricole, souvent sans aucun véritable contrôle environnemental, alerte le RSSI. L’usage intensif des nappes phréatiques et l’absence de gestion durable dans certaines exploitations menacent directement l’accès à l’eau potable des communautés locales. Dans la région du Gharb, où la culture intensive des agrumes et des légumes exportés vers l’Europe prospère, des agriculteurs indépendants se plaignent de voir leurs puits se tarir à une vitesse inquiétante. Depuis 2010, le niveau de la nappe phréatique a baissé de plus de 15 mètres, estime le rapport. Une situation exacerbée par le changement climatique et l’absence de régulation efficace sur l’usage des ressources hydriques. Par ailleurs, le principe du pollueur-payeur, pourtant inscrit dans la loi marocaine, est rarement appliqué. Le rapport critique également le manque de sanctions effectives pour les entreprises polluantes, notant que la majorité des amendes infligées sont soit annulées, soit réduites après négociation.

Des sanctions quasi inexistantes

Plus généralement, le rapport du RSSI met en avant un paradoxe troublant : alors que des lois existent pour protéger les droits humains en entreprise, les sanctions en cas de violations restent largement insuffisantes. L’étude montre que les amendes et sanctions administratives sont rarement appliquées et lorsqu’elles le sont, elles sont souvent dérisoires. Dans ce contexte, les entreprises n’ont aucune incitation réelle à changer leurs pratiques. Le capitalisme de connivence est un autre facteur aggravant. L’étude révèle que certaines entreprises bénéficient de protections politiques, leur permettant d’échapper aux contrôles et aux sanctions.

Recommandations pour un changement durable

Face à cette situation, le rapport signale l’importance du renforcement des contrôles et des sanctions, notamment à travers l’augmentation de la fréquence des inspections et le durcissement des sanctions en cas de violations avérées. Le RSSI plaide également pour une meilleure protection des travailleurs, ainsi que l’application stricte du principe de responsabilité environnementale pour que les entreprises rendent compte de leur impact écologique, avec des sanctions réellement dissuasives en cas d’infraction. Le rapport souligne également l’importance de la réforme des contrats de travail dans le secteur agricole en régulant plus strictement l’emploi précaire et en imposant un cadre plus protecteur pour les travailleurs. In fine, l’IRSS insiste sur un point fondamental : sans volonté politique forte, ces recommandations resteront lettre morte.