Maroc

Ahmed Massaïa : Pour une politique culturelle respectueuse des créateurs

Le Matin : Vous avez dénoncé il y a quelques mois une inégalité flagrante dans l’attribution des aides à la création : 50.000 DH pour un texte théâtral. 10.000 pour un écrit littéraire, voire 7.000. Pensez-vous qu’il s’agisse là d’une injustice structurelle volontaire ou le résultat d’un manque de discernement ?

Ahmed Massaïa : En effet, encore une autre aberration qui est en train de dénaturer une aide à la création, qui avait donné pourtant beaucoup d’espoir aux artistes et aux écrivains. Tout le monde s’accorde à dire, en effet, que l’instauration de l’aide à la création fut une action stratégique bénéfique pour la démocratisation de cette aide, ainsi que sa participation au développement culturel dans notre pays. Or, ses applications avaient été au fil du temps perverties pour devenir une simple rente qui nuit à la création, plutôt qu’elle ne la développe.

Quand on regarde de près les propositions d’aide, on remarquera à loisir qu’elles ne sont le résultat d’aucune logique susceptible de nous éclairer sur le sérieux du travail des instances qui s’en sont occupées. Certes, il y a des commissions nommées par le ministre, qui sont responsables du traitement des dossiers et dont les décisions relèvent non seulement d’un manque de discernement, mais du mépris à l’égard des bénéficiaires dans des domaines déjà fragiles. Or, ne sont-elles pas avalisées par les services du département de tutelle ?

Vous avez parlé des résidences d’écriture concernant le livre et le théâtre. Voici une discrimination flagrante, incompréhensible. Deux commissions différentes, certes, mais un seul ministère qui supervise et veille au grain. À moins que l’écriture d’une pièce de théâtre demande plus d’investissement que l’écriture d’un essai ou d’un roman.

Pire encore ! Quand on se penche sur les sommes allouées à la création théâtrale, c’est une autre aberration non moins kafkaïenne. La même somme est attribuée indifféremment à toutes les troupes, sans différenciation ni de la valeur de la troupe ni de la qualité du travail. Je me demande à quoi servent alors les cahiers des charges exigés des postulants, si on n’étudie pas sérieusement et objectivement les dossiers. Séparer le grain de l’ivraie, en somme. Et, croyez-moi, il y a bien dans ce magma de dossiers du grain et beaucoup d’ivraie. Ce n’est pas ainsi que l’on arrivera à créer de l’émulation et permettre à l’art et la littérature de progresser dans notre pays.

Aussi, suite à ces anomalies flagrantes, ai-je réagi en adressant une lettre au ministre lui signifiant mon refus de participer à cette mascarade. L’aide à la création n’est pas une aumône que l’on doit accepter et s’en aller la tête basse.

«Adnass» : une œuvre théâtrale contemporaine entre surréalisme et mystère

Vous avez également dénoncé le silence des écrivains face à cette injustice. Leur passivité les rend-elle complices d’un système qui les méprise ?

S’il y a complicité, elle est sans doute inconsciente. Et c’est là où le bat blesse. On oublie souvent que toute action entreprise par un ministre est un devoir, une responsabilité étatique à l’égard de l’artiste et de l’écrivain, les laissés-pour-compte de la société. Ces faiseurs de culture n’ont-ils pas le droit et le devoir de porter un jugement sur la politique menée par leur département de tutelle ? Or, certains artistes et écrivains, que Dieu leur pardonne, soit se confondent en congratulations quelle que soit l’action entreprise par le ministère, soit se taisent ayant peur de manifester leur désapprobation à l’égard de certains dysfonctionnements, de crainte sans doute d’être mis à l’index et de perdre de petits privilèges insignifiants. L’éloge ou le silence ! Pour reprendre le sous-titre du chapitre sur la réception dans mon livre «Un théâtre de rupture» (Virgules Editions, 2020). Peut-on progresser dans ce cas ?

Vous avez dirigé l’Institut supérieur d’art dramatique d’animation culturelle (Isadac) durant plus d’une dizaine d’années. Pensez-vous que la formation au Maroc soit d’un bon niveau, en comparaison à d’autres pays à la tradition théâtrale bien plus ancrée ?

À mon avis, ce n’est pas la formation en elle-même qui est l’écueil majeur pour le développement théâtral dans notre pays. Nous n’avons rien inventé et nous n’avons rien à envier aux autres. Nous avons le même cursus que la plupart des centres de formation à travers le monde. En outre, une formation ne se fait pas en vase clos. L’Institut doit s’ouvrir à d’autres institutions similaires à travers le monde, pour l’échange des compétences et par conséquent l’élargissement des connaissances et des expressions des apprenants. Nos jeunes lauréats ont prouvé leurs compétences, autant sur les scènes marocaines que lors des rencontres arabes.

Le problème réside, à mon avis, en amont et en aval de la période de formation. En arrivant à l’Institut, nos candidats à la formation sont presque dépourvus de sensibilisation à l’art théâtral. Les raisons en sont multiples : un système scolaire dépourvu d’éducation artistique, un manque d’infrastructures dédiées au théâtre dans les quartiers et les villages, un manque d’instituts régionaux pour préparer au concours d’entrée à l’Isadac… Ensuite, les lauréats se heurtent après leur sortie, à plusieurs carences structurelles, dont l’équipement du peu de théâtres existants, le manque d’éducation artistique et par conséquent un public réduit, voire presque inexistant.

Aujourd’hui, Latefa Ahrrare, qui a pris la direction de cet institut, a hérité d’une situation en pleine déliquescence, suite à une gestion anarchique durant cette dernière décennie. Les responsables pédagogiques se sentaient obligés de tout chambouler, non pas pour améliorer et parfaire le système mis en place, mais pour se démarquer. Par exemple, la réorganisation du cursus, séparant les départements en blocs monolithiques, devrait immanquablement avoir des répercussions négatives sur la qualité de la formation. Latefa Ahrrare en est consciente. Elle vient de déclarer lors de la cérémonie de remise des diplômes que des ponts ont été établis entre les départements. Ensuite, les ateliers de réalisation théâtrale, sous la direction de metteurs en scène invités du monde entier pour permettre aux futurs artistes de se confronter avec des sensibilités diverses, manquent affreusement. Il en va de même en ce qui concerne le nombre d’étudiants admis chaque année, comme s’il y avait une pénurie d’artistes dans une société où l’activité théâtrale et cinématographique est très florissante.

En outre, la cérémonie de remise des diplômes est traditionnellement organisée à la fin de l’année, juste après les soutenances et la présentation des spectacles de fin d’études, qui constituent en eux-mêmes un festival où metteurs en scène, réalisateurs, agents artistiques et directeurs de compagnie ont l’occasion de repérer des talents pour leurs éventuels projets artistiques. Hélas, cette fête est déplacée sine die vers le milieu de l’année universitaire. Cette décision prive les lauréats d’une année universitaire, s’ils veulent s’inscrire en troisième cycle ou intégrer un projet de montage de spectacle. J’espère que la nouvelle directrice remédiera à tout cela et remettra cet institut sur les bons rails.

Comment décririez-vous l’état actuel du théâtre marocain, tant sur le plan de la création que de la diffusion ?

Le théâtre ne peut se développer et jouer le rôle esthétique et sociétal qui lui est dévolu qu’en bénéficiant, d’un côté, d’une attention particulière de la part de l’État et, de l’autre, d’un investissement intellectuel autant des praticiens que des chercheurs qui doivent travailler en symbiose. Car théorie et pratique sont complémentaires. Trente ans après la constitution des premières troupes composées de lauréats de l’Isadac et la publication de centaines d’ouvrages théoriques, la création théâtrale aurait dû dépasser l’expérimentation mimétique et la reproduction du même, pour proposer au public marocain des spectacles qui lui parlent, comme l’avaient entamé nos regrettés Tayeb Saddiki ou Ahmed Tayeb El Elj, pour ne citer que ces géants du théâtre marocain. Les spectacles proposés par les jeunes sont certes chatoyants, empreints de beaucoup de savoir-faire et de professionnalisme, mais il est temps, me semble-t-il, que la création se fasse de l’intérieur, après s’être enrichie de l’extérieur.

Au niveau de la diffusion, c’est une autre paire de manches. Elle est encore très timide. Dix à vingt représentations pour chaque spectacle, durant toute une saison, c’est un déficit sans pareil. Encore une fois, l’une des causes de cette situation est le fonds d’aide à la création et la diffusion théâtrales. Pourtant, sa création a été une véritable aubaine pour le développement théâtral au Maroc. Il avait mis fin à une discrimination flagrante en démocratisant l’octroi des deniers publics. Il a ainsi permis à des troupes qui périclitaient de reprendre du poil de la bête et à plusieurs autres, constituées essentiellement de lauréats de l’Isadac, de naître et de transformer esthétiquement le paysage théâtral dans notre pays. Cependant, malgré les différents réaménagements de ses dispositions, le fonds d’aide ne joue plus le rôle qui lui fut assigné au départ. D’un dispositif d’encouragement à la création, il est devenu une simple rente qui ne pousse ni à l’émulation dans la création ni à la diffusion.

En outre, étant donné la régularité de l’aide proposée chaque année pour les troupes de théâtre, indépendamment de leur valeur intrinsèque ou de la consistance de leur travail, celles-ci se sentent obligées de revenir à la charge chaque année pour proposer un nouveau spectacle. (Il y a des exceptions, mais elles sont rares, comme ce fut le cas du beau spectacle de la troupe Tacon, «Bnat Lalla Mennana», qui a squatté les scènes durant plusieurs années. Des centaines de représentations au Maroc comme à l’étranger. Un cas d’école). Aussi, même quand ils ont la faveur du public et de la critique, les spectacles soutenus ne font que 10 à 20 représentations au maximum. C’est un véritable déficit autant budgétaire qu’esthétique.

De manière générale, estimez-vous que le Maroc ait eu une politique culturelle efficace, par le passé ?

Cela a toujours dépendu d’une politique culturelle conforme à une période historique particulière et du ministre choisi pour la mener. (Cf mon livre «Un désir de culture» – La Croisée des chemins, 2013). Il retrace justement les différentes politiques culturelles et artistiques suivies par notre pays depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui. Hélas, – et ce n’est nullement par nostalgie – nous sommes en mesure de dire que les trois décennies du début nous ont donné Abdallah Laroui, Driss Chraïbi, Tayeb Saddiki, Ahmed Tayeb El Alj, Mohamed Zafzaf, Mohamed Melihi, Zakia Daoud, Farid Belkahia, Fatema Mernissi, Abdelkbir Khatibi, Mohamed Kacimi, Mohamed Abed El Jabri, la revue Souffles, plusieurs suppléments culturels de qualité… Tout cela sous la houlette d’hommes politiques de gros calibres, à l’aura internationale. Aujourd’hui, à l’exception de quelques écrivains et quelques artistes, que nous ont légué les quatre dernières décennies et qui puisse nous faire croire à un développement culturel probant ? Surtout lorsqu’on compare la culture à d’autres domaines dans lesquels le pays a fait des pas de géant, depuis l’avènement du Règne de Sa Majesté le Roi Mohammed VI que Dieu le garde.

Quel est le principal obstacle à l’élaboration d’une politique culturelle pérenne ?

Une volonté politique claire et pérenne, le choix des responsables en charge de ce département très sensible. L’actuel ministre est sans doute de bonne foi. Il communique très bien. Cependant, il ne pourrait naviguer tout seul. Il devrait à mon avis s’entourer de conseillers à la hauteur des projets qu’il porte et de responsables capables d’évaluer les actions culturelles, d’être une force de propositions pour l’élaboration d’une stratégie à long terme, dont seraient comptables tous les ministres nommés à ce poste.

Quels seraient, selon vous, les chantiers les plus urgents pour une politique culturelle équitable et efficace ?

L’actuel ministre est venu avec un projet phare qui consiste à mettre en place des industries culturelles et créatives. C’est un vœu des plus souhaitables, dans la mesure où seule une industrialisation de la culture serait à même de créer des richesses et de permettre aux artistes et aux écrivains de vivre dignement de leurs créations. Or, comment peut-on arriver à réaliser cet objectif quand on sait qu’il n’y a ni un public conséquent capable d’aller au guichet, ni des lecteurs suffisants susceptibles de fréquenter assidûment les librairies ? Et avant ceci et cela, il faudrait d’abord créer l’appétit culturel chez le citoyen, voire une «fringale culturelle», comme dirait Roger Planchon. En outre, il faudrait inciter les créateurs à chercher d’autres sources de financement, comme le stipule le fonds d’aide à la création et la diffusion théâtrales. Enfin, étant donné les moyens très limités du département de la Culture, une vision transversale de la culture s’impose, car la Culture est l’affaire de tous (Collectivités territoriales, éducation nationale, médias, tourisme, etc.). Le ministère de la Culture, à lui seul, ne peut supporter un domaine qui nécessite des compétences et des moyens énormes, dans un pays aux potentialités patrimoniales considérables, une jeunesse de plus en plus avide de culture et de plus en plus créative.