Tunisie : Pourquoi l’affaire du complot est vitale pour le pouvoir de Kais Saïed ?

C’est un procès hors norme qui s’ouvre ce 4 mars 2025, renouant avec la tradition des grands jugements politiques de la Tunisie prérévolutionnaire. Deux ans après le coup de filet de février 2023, les juges du pôle antiterroriste examineront l’affaire médiatiquement connue sous le nom de « complot contre la sûreté de l’Etat ». Plus de 50 personnes, dont 7 opposants incarcérés, seront fixés sur leur sort au terme d’une instruction où les droits de la défense ont été systématiquement bafoués comme le souligne Amnesty International quand le Haut-commissariat des Nations Unies pour les droits de l’Homme évoque une « détention arbitraire ».
Cette dernière déclaration va d’ailleurs provoquer l’ire du Ministère des Affaires étrangères qui va se fendre d’un communiqué très peu diplomatique recyclant des fake news comme l’imputation à l’un des coaccusés, d’avoir « affirmé avoir préparé 100 000 attaquants-suicides prêts à mener des opérations terroristes », propos rapportés en 2013 et ne faisant l’objet d’aucune poursuites.
Tout commence le 10 février 2023 quand le président Kaïs Saïed demande à sa ministre de la Justice de poursuivre ceux dont « la culpabilité est attestée par les dossiers d’instruction avant de l’être par les tribunaux ». Quelques heures plus tard, l’ancien responsable social-démocrate, Khayem Turki, sera le premier à être arrêté lors d’un assaut que le président admet avoir supervisé. Plusieurs autres arrestations interviendront dans les heures et jours qui suivent. Les autorités utilisent la loi antiterroriste pour bénéficier de ses dispositifs dérogatoires au droit commun. Le régime, qui venait d’essuyer une sérieuse déconvenue aux élections législatives (11% de participation, un record mondial d’abstention) devait donner des gages d’action.
Il faudra plusieurs semaines pour que l’affaire se précise. Tout part d’une brève note policière faisant état d’un « complot contre la sureté de l’Etat » ourdi par des opposants. Le parquet ordonne des arrestations avant même d’auditionner les deux accusateurs – dont l’identité est connue mais ne peut être révélée au public en vertu de la loi antiterroriste. D’après les avocats, ces délateurs, dont l’un est incarcéré dans des affaires de corruption et de faux témoignage, ont ajusté leurs témoignages pour coller au narratif des autorités. Ils ont été auditionnés plus de fois que la plupart des prévenus. Certaines de leurs déclarations portent sur des personnes inexistantes ou sont farfelues. A titre d’exemple, ils évoquent une conspiration contre la Tunisie qui se serait déroulée au sein de l’Ambassade de Tunisie à Bruxelles.
Malgré la gravité de ces accusations, aucun cadre de cette représentation diplomatique n’a été auditionné ou sanctionné. Mieux, l’ambassadeur de l’époque a été nommé ministre des Affaires étrangères quelques jours après les premières arrestations. De graves charges portent également sur d’anciens diplomates ambassadeurs occidentaux (italiens, français, américains et espagnols). Pour éviter de froisser les partenaires de la Tunisie, le parquet se fend d’un communiqué aux accents diplomatiques disculpant les étrangers. Ce sera la seule prise de position officielle en un an de procédures. Quand les avocats ont dénoncé les incohérences du dossier, ils ont été poursuivis et le juge d’instruction a interdit aux médias d’évoquer l’affaire.
A l’issue de la durée légale de détention préventive, 14 mois, les autorités ont refusé de libérer les prévenus. Une tribune signée par de nombreux professeurs et professionnels du droit juge la détention arbitraire. Le juge d’instruction – désormais en fuite à l’étranger et faisant l’objet d’un mandat d’amener – boucle son enquête et précise ses accusations. L’affaire porterait sur trois réseaux qui se seraient ligués pour porter atteinte à la sûreté de l’Etat. Un premier groupe, présidé par l’homme d’affaire Kamel Ltaief, serait chargé de financer les opérations terroristes.
A noter qu’aucune arme n’a été saisie par les policiers. Le deuxième contingent aurait la charge du volet politico-sécuritaire et serait dirigé par l’ancien ministre islamiste de la Justice, Noureddine Bhiri. Le troisième groupe serait la façade politique du complot, chargé notamment des liens avec les diplomates. Présidé par Khayem Turki, il compterait un nombre important de personnalités politiques ouvertement opposées à Kaïs Saïed. Au vu des charges retenues, relevant à la fois du code pénal et de la loi antiterroriste, les accusés encourent la peine capitale.
Alors que les autorités ont un temps évoqué un travail de renseignement, aucun élément de ce dossier ne repose sur de telles enquêtes. Les accusations sont essentiellement bâties sur les témoignages précités et des interprétations baroques de certaines communications entre accusés. Le magistrat a ainsi considéré comme éléments à charge contre Issam Chebbi, l’envoi d’un article de presse à Ahmed Néjib Chebbi, qui n’est autre que son frère.
Il est également reproché au secrétaire général d’Al Jomhouri (centriste) d’avoir cherché à contacter le représentant d’Amnesty International en Tunisie, contact qualifié d’intelligence avec des puissances étrangère. On peut également lire dans le rapport un passage digne des cercles complotistes : « Le suspect Bernard Henri Lévy adhère à l’idéologie maçonnique, qu’il partage avec d’autres accusés. Ceux-ci assistent à des cérémonies organisées par des clubs maçonniques à l’instar du Rotary et du Lions qui sont très actifs dans le pays pour la promotion de la franc-maçonnerie et qui visent à dominer la politique, l’économie et le marché des armes ». Le polémiste français figure officiellement dans la liste des accusés.
L’affaire du complot est devenue vitale pour le pouvoir de Kaïs Saïed. Le moindre retour en arrière invaliderait son narratif conspirationniste. Le président a d’ailleurs prévenu : « Celui qui osera les innocenter sera considéré comme leur complice ! ». Rappelons que le raïs s’est octroyé un pouvoir de révocation des magistrats sur le fondement d’un simple rapport de police.
Pour ne pas perdre la face, les autorités ont décidé que le procès se tienne à distance, empêchant ainsi la presse et les familles des accusés d’assister aux plaidoiries et déniant aux prisonniers la possibilité d’être face à leurs juges. En dépit de la vacuité d’un dossier impliquant des citoyens européens, les dirigeants de l’UE ont été particulièrement discrets, préférant sans doute détourner le regard sur les agissements d’un régime qui garde efficacement leurs frontières. Entre les obsessions migratoires et les valeurs, Bruxelles semble avoir tranché.
Source : l’Humanité , par Hatem Nafti, auteur de Notre ami Kaïs Saïed, essai sur la démocrature tunisienne, éditions Riveneuve.