En Tunisie, ouverture d’un procès hors norme pour « complot contre la sûreté de l’Etat »
C’est un procès hors norme qui s’ouvre mardi 4 mars devant la chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis. Qualifié d’« affaire du complot contre la sûreté de l’Etat », ce dossier judiciaire ouvert en février 2023 met en cause une quarantaine de personnes soupçonnées d’avoir noué des contacts avec des diplomates étrangers dans l’intention de porter atteinte à l’intégrité de la Tunisie. Les accusations, fondées sur la loi antiterroriste et le code pénal, sont passibles de condamnations pouvant aller jusqu’à la peine capitale pour les crimes les plus graves, ceux de « conspiration contre l’Etat » et « d’appartenance à une organisation terroriste ».
Parmi les personnalités incriminées figurent des opposants politiques, des avocats, des militants, des journalistes, des dirigeants de médias, d’anciens hauts responsables sécuritaires, ainsi que l’écrivain français Bernard-Henri Lévy. Certains comparaîtront libres, d’autres ont été emprisonnés ou condamnés dans le cadre de différentes affaires. Une partie d’entre eux se sont exilés à l’étranger.
L’affaire a commencé le 11 février 2023 avec l’arrestation de plusieurs personnalités de premier ordre : Khayam Turki, militant prodémocratie, Kamel Eltaïef, influent homme d’affaires lié aux cercles du pouvoir avant 2011, et Abdelhamid Jelassi, ancien dirigeant du parti islamo-conservateur Ennahda. D’autres interpellations ont suivi, ciblant des membres du Front de salut national (FSN), coalition d’opposition au président Kaïs Saïed. L’enquête a été confiée au pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme.
Le président tunisien a très rapidement défendu ces arrestations, déclarant lors d’une rencontre avec des responsables sécuritaires à Tunis, le 14 février 2023, qu’elles visaient à « protéger l’Etat contre ceux qui cherchent à le déstabiliser ». Il avait qualifié les personnes interpellées de « terroristes », soulignant que « la justice suivrait son cours ».
Dépositions de deux témoins anonymes
Le dossier, auquel Le Monde a eu accès, met en avant des échanges jugés suspects entre les accusés et des représentants officiels de pays comme la France, les Etats-Unis, l’Italie, ou encore de l’Union européenne. Une dizaine de diplomates américains ou européens, dont André Parant, ancien ambassadeur de France en Tunisie, sont cités. Aucun n’a été entendu par la justice malgré les demandes répétées des avocats de la défense.
L’implication de Bernard-Henri Lévy, bien que marginale, ajoute une résonance médiatique à l’affaire. L’écrivain, habitué des controverses, incarne pour les autorités le symbole de l’ingérence étrangère. Il est accusé – sans éléments de preuve concrets – d’entretenir des relations avec le lobbyiste tunisien Kamel Eltaïef et d’avoir intercédé pour empêcher la production de phosphate en Tunisie. Il lui est également reproché d’avoir propagé l’idéologie « maçonnique » par l’intermédiaire d’organisations caritatives et de personnalités tunisiennes inculpées dans le dossier, en plus d’œuvrer à la normalisation des relations entre la Tunisie et Israël et d’être « membre du Mossad », le service de renseignement extérieur israélien.
L’instruction, close le 12 avril 2024, s’appuie essentiellement sur les dépositions de deux témoins anonymes, des conversations politiques relevées sur des applications de messagerie instantanée, ainsi que des rencontres, réelles ou supposées, entre des leaders de l’opposition et des diplomates étrangers. « Depuis leur arrestation, les accusés n’ont rencontré le juge d’instruction qu’une seule fois, et toutes nos demandes de précisions ou de confrontations ont été refusées », rapporte Dalila Ben Mbarek Msaddek, avocate de la défense et sœur de Jaouhar Ben Mbarek, détenu depuis février 2023.
Huit des mis en cause sont toujours en détention provisoire, bien que la durée légale soit limitée à quatorze mois. Trois prévenus, dont la figure de l’opposition Chaïma Issa et l’avocat Lazhar Akremi, ont obtenu une liberté conditionnelle assortie de restrictions strictes mais restent passibles des mêmes peines.
« Mise au pas de la justice tunisienne »
Depuis juillet 2021, date à laquelle Kaïs Saïed s’est octroyé les pleins pouvoirs en invoquant un « péril imminent », la Tunisie vit au rythme des arrestations ciblées. Opposants, journalistes, avocats, membres d’associations ou hommes d’affaires sont dans le viseur d’un pouvoir qui brandit la souveraineté nationale comme bouclier. « A travers des procédures judiciaires biaisées, des violations systématiques des droits de la défense, des arrestations arbitraires et des conditions de détention alarmantes, le pouvoir en place cherche à instaurer un climat de peur, voire de terreur, pour empêcher toute contestation », a dénoncé Kamel Jendoubi, ancien ministre des droits de l’homme tunisien – poursuivi dans cette affaire –, lors d’une conférence de presse organisée à Paris à la veille de l’ouverture du procès.
Avant lui, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU avait émis de vives inquiétudes le 18 février, dénonçant la « persécution » des opposants dans le pays. Des critiques qui n’ont pas manqué de faire réagir les autorités tunisiennes qui ont exprimé leur « profonde stupéfaction », affirmant que les poursuites mentionnées relèvent de « crimes de droit commun » sans lien avec l’activité politique ou la liberté d’expression, soulignant que la Tunisie n’avait « pas besoin de rappeler son attachement aux droits humains » et à l’indépendance de son système judiciaire.
Pour Marie-Christine Vergiat, membre du comité national de la Ligue des droits de l’homme, partie prenante de la conférence de presse du lundi 3 mars, le procès s’inscrit au contraire dans un contexte de « mise au pas de la justice tunisienne depuis 2022, marquée notamment par la dissolution du conseil supérieur de la magistrature et la révocation unilatérale et arbitraire de 57 juges par le seul chef de l’Etat ».
Alors que tous les regards devraient converger, mardi, vers le tribunal de première instance de Tunis, les accusés en détention devront suivre les audiences à distance, par visioconférence. Une décision justifiée par l’existence d’un « danger imminent », selon les juges, sans préciser la nature de cette menace. De leur côté, les familles des prisonniers ont dénoncé une violation du droit à un procès équitable. « Nous savons qu’ils sont innocents. Nous demandons une audience publique, et même télévisée pour que cette affaire soit révélée au grand jour », a exhorté Monia Brahim, militante d’Ennahda et épouse de Abdelhamid Jelassi, emprisonné depuis le 11 février 2023.