Hugues Aufray estime ne pas avoir « la carte » car il n’est « pas de gauche »

«Je pense que je ne suis pas vraiment connu. J’ai eu une réussite populaire incontestable, plusieurs écoles portent mon nom, tout le monde est capable de chanter Santiano. Mais j’ai enregistré 430 chansons et le public n’en connaît que cinq au maximum. » C’est un Hugues Aufray se disant « insatisfait de [sa] vie » que l’on rencontre début février.
L’artiste de 95 ans, reçoit 20 Minutes chez lui, à Marly-le-Roi (Yvelines), pour parler de « Hugues Aufray, l’éternel jeune homme » réalisé par Mireille Dumas et diffusé ce vendredi à 23h30 sur France 3. Dans ce documentaire, il retrace son parcours musical mais aussi une partie de son histoire intime et des tragédies qui ont marqué sa vie, dont le suicide en 1957, à 27 ans, d’un de ses frères, Francesco.
« J’étais un imbécile, mais aussi en avance sur les autres »
Au cours de notre entretien, qui dure près de deux heures, il se dépeint comme un homme qui s’est toujours ressenti en marge, par moments par choix, parfois en le subissant. Ainsi, à 5 ans, il apprend qu’il est dyslexique et gaucher. « J’écrivais de la main droite et de droite à gauche. C’est un phénomène qui existe. J’étais en incapacité totale d’assimiler les chiffres. Je n’ai pas été scolarisé alors que mes frères étaient brillants. L’aîné [Jean-Paul Aufray] est devenu l’un des plus grands physiciens du siècle. »
Il raconte alors avoir été élevé par sa mère qui l’emmenait à des concerts de musique classique, à des ballets et à des expositions. Sa culture s’est construite ainsi. Il résume par un paradoxe : « J’étais un imbécile, mais aussi un garçon en avance sur les autres. »
Etre chanteur n’était pas sa vocation. « Plus jeune, je n’ai jamais rêvé de scène et de gloire. J’avais une grande passion, avec mes frères, pour Louis-Ferdinand Céline, Rimbaud… et rien que ça me mettait déjà en bordure de la société », estime ce grand lecteur.
La rencontre avec Bob Dylan
Hugues Aufray se serait davantage imaginé peintre ou sculpteur. « Mon père a refusé que je fasse les Beaux-arts, il affirmait que ça ne me mènerait à rien, que je serais pauvre. Il m’a dit « Passe ta philo, après on verra ». Je détestais la philo, parce que je détestais le professeur, qui était marxiste – tout l’enseignement en France à l’époque était de gauche. Si tu n’étais pas communiste à l’époque, au lycée, tu étais mis de côté, prétend-il. Le jour où je suis allé passer mon bac, la porte du lycée était fermée, il y avait une affiche disant que les enseignants étaient en grève. Je suis reparti dessus, je n’ai jamais su quand l’examen était reprogrammé et je n’ai donc pas passé ma philo. J’ai développé ma haine de ce genre de monde, des dogmes. Tout ce qui s’est passé par la suite est la conséquence de ça. »
L’artiste croit au destin. Que tout est écrit d’avance. Comme sa rencontre avec Bob Dylan en 1961. Hugues Aufray, qui se trouve à New York pour accompagner Maurice Chevalier en tournée, le repère par hasard, dans un bar, en se baladant dans Greenwich Village : « J’ai aperçu un type qui jouait de l’harmonica. Quand je suis rentré en France, j’ai dit à [Eddie] Barclay, qui m’avait signé dans sa maison de disques, que c’était ça que je voulais faire… du Bob Dylan. Barclay me trouvait difficile à gérer, j’étais livré à moi-même, sans directeur artistique. Je l’ai convaincu de me sponsoriser pour faire un disque mais le temps d’obtenir l’autorisation de traduire les chansons en français, il aura fallu attendre trois ans pour qu’il sorte. »
Autre anecdote de prédestination : en 1950, il se promène, guitare sur l’épaule, à Saint-Germain-des-Prés. Un homme le repère et lui propose de chanter à une soirée privée. Il accepte. « Ils étaient cinq, dont deux dames. L’une était Micheline Presle, qui m’a encouragé à continuer de chanter, l’autre était Ginger Rogers. Le hasard les a mises devant moi. » Il y voit un signe, alors que, là encore, il se sent à part avec sa gratte et ses chemises à carreaux.
« J’étais le seul de la caserne à jouer de la guitare »
« A l’époque, ce qui passait à la radio, c’était Tino Rossi, Luis Mariano, Georges Guétary, André Claveaux… Ce n’était pas du tout mon truc. J’ai fait une partie de ma scolarité en Espagne, parce que j’avais rejoint mon père à Madrid en 1945, alors je connaissais surtout le folklore espagnol. Félix Leclerc et Georges Brassens, davantage de mon registre, ne sont arrivés qu’un peu plus tard… Au service militaire, j’étais le seul dans la caserne à jouer de la guitare et à chanter. A l’époque, l’instrument en vogue, c’était l’accordéon, il n’y avait que ça dans les bals. »
Hugues Aufray parvient malgré tout à se faire engager dans des bars et des cabarets de la rive gauche parisienne. Il saisit les opportunités qui se présentent sur son chemin. « Je suis comme un navigateur solitaire qui n’a pas de but précis et se laisser pousser par le vent », dit-il. Le pianiste d’Eddie Constantine lui suggère, en 1959, de s’inscrire au radio-crochet d’Europe 1 « Les Numéros 1 de demain ».
« Je disais que je n’avais pas de voix pour ça, alors on m’a envoyé chez madame Sandra qui m’a fait travailler la respiration et appris à expirer. C’était très dur, se remémore-t-il. Je me suis inscrit au concours et je suis arrivé en finale, en battant un type qui chantait beaucoup mieux que moi, Jacques Revaux, le compositeur de Comme d’habitude. » Hugues Aufray finit deuxième et décroche peu après son contrat chez Barclay. Sa carrière est lancée.
« Je l’aime beaucoup, mais il n’a pas la carte »
Mais lorsqu’il regarde dans le rétroviseur, il persiste à se sentir mis à part. « Je ne donne pas la bonne image de la culture française parce que je suis pro américain », pense-t-il. Il déplore n’avoir été invité qu’une fois à « Taratata », en 1996. Nagui l’avait salué dans les loges VIP d’un match de rugby au Stade de France. « Vous me dites bonjour ? Mais moi, je n’existe pas pour vous », lui aurait rétorqué Aufray. « Il a pris mon numéro et m’a rappelé le soir même pour me proposer de faire l’émission. J’y suis allé, pour chanter Like A Rolling Stone en français. C’était un très beau moment. Ensuite, j’ai été convié aux Francofolies de La Rochelle pour la seule fois de ma vie », poursuit le chanteur.
Quelques années plus tard, son producteur appelle la direction du festival rochelais afin de demander pourquoi Hugues Aufray n’a pas été réinvité. Son interlocuteur aurait répondu : « Je suis embêté de te dire ça, je l’aime beaucoup, mais il n’a pas la carte. » Le chanteur sourit : « Vous pourrez le mettre en titre : « Hugues Aufray n’a pas la carte » ».
Il parle de « traversée du désert » et de différence de traitement. « Quand ils ont restauré l’Olympia, ils ont fait un mur avec les empreintes des artistes qui s’y sont produits. Je n’y suis pas. Ce n’est pas un oubli. Je ne suis jamais sur la liste. »
« Adieu monsieur le professeur », chanson « bourgeoise » ?
Quand on lui demande comment il explique ça, il réplique : « Parce que je ne suis pas de gauche » et se presse d’ajouter : « Mais je ne suis pas de droite ! Quand j’ai fait Adieu monsieur le professeur, Renaud m’a dit qu’il ne l’aimait pas parce que c’était une chanson bourgeoise. Mais moi, je l’ai écrite parce que j’avais accompagné ma petite fille à l’école à la fin de l’année scolaire et une enseignante y faisait son dernier jour sans que cela soit salué. »
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A la fin de notre entretien, l’« insatisfait de [sa] vie » apporte un peu de nuance au tableau obscurci qu’il a dessiné jusque-là. « Il y a plein de choses dont je suis heureux : ma femme, mes enfants, mes petits enfants, ma ferme en Ardèche. J’ai fini par faire de la sculpture, de la peinture. J’ai aimé le jazz, le rock, le folk, la country, la musique classique », énumère-t-il. Il prévient, en guise de mot de la fin : « J’ai complètement changé d’attitude, je ne vais pas me laisser bouffer les années que j’ai à vivre, je vais essayer de remettre les pendules à leur place. »