Pauvre, froid et rebelle: le Jura suisse fait preuve d’une imagination débordante au cinéma
Récompensé en 2005 par le Prix du cinéma suisse, «Tout un hiver sans feu» du réalisateur helvético suisse Greg Zglinski dépeint une réalité jurassienne faite d’hivers glaciaux et de perspectives économiques pas encourageantes.
Filmcoopi AG
Les Journées cinématographiques de Soleure ont mis en lumière pour leur soixantième anniversaire des films tournés dans le Jura. Lieu imprégné de nostalgie, de séparatisme, de clivages linguistiques et difficultés économiques.
La Suisse peut être divisée en trois grandes parties. Il y a les Alpes, qui évoquent le passé: Guillaume Tell, les rudes bergers alpins et l’histoire de la Suisse en tant que confédération d’ermites résistant aux marées de l’histoire européenne dans sa forteresse de pierre.
Puis apparaît le Plateau entre les villes de Genève au sud-ouest et Saint-Gall au nord-est. C’est ici la Suisse urbaine en dépit de quelques collines verdoyantes et de zones agricoles. Plus des deux tiers de la population suisse a pris racine dans les grandes villes comprises dans cet espace, composé d’agglomérations et zones industrielles. Quel que soit l’avenir vers lequel la Suisse se dirige, peu de gens contesteraient le fait qu’il se trouve ici.
Surgit enfin le Jura à cheval entre la Suisse et la France. Une région de basse montagne étalée à 70% sur territoire français. Son paysage typique recouvre plusieurs cantons: Vaud, Neuchâtel, Berne, Jura, Soleure et Bâle-Campagne. Mais son rôle semble moins important dans l’imaginaire suisse que celui que véhiculent les Alpes et le Plateau.
En tant que vitrine annuelle de l’industrie suisse du cinéma, les Journées de Soleure ont présenté en janvier dernier une rétrospective composée d’une trentaine de films dédiés aux «Imaginaires du Jura». C’est-à-dire le Jura tel qu’il apparaît dans des trésors cinématographiques tournés en Suisse ou France. Si les Alpes font référence au passé du pays, le Plateau à son présent et avenir, quelle place occuperait donc le Jura suisse?
Incendies et bombes
L’une des réponses les plus percutantes à cette question se trouve non pas dans la rétrospective, mais dans la section des longs métrages du festival. Le documentaire «Sans Roland Béguelin & Marcel Boillat, pas de Canton du Jura !» (2024) de Pierre-Alain Meier revient sur le seul grand mouvement de séparatisme connu de l’histoire suisse moderne et qui a impacté la partie francophone du canton de Berne dès 1947.
L’aile la plus radicale du mouvement autonomiste jurassien avait commis plusieurs attentats et incendies criminels, lesquels avaient été très médiatisés dans les années 1960-1970 en Suisse. Cette lutte avait abouti à la création du canton du Jura en 1978.
De violents heurts avaient opposé le 17 juin 1972 à Berne la police à des participants à une manifestation organisée par le Rassemblement jurassien, d’obédience séparatiste, lors du rejet d’une loi sur l’école dans le canton de Berne.
Keystone
La cause de tout cela, selon le documentaire d’archives réalisé par Pierre-Alan Meier, n’est pas seulement le préjudice historique causé par l’annexion du Jura par Berne en 1815. Il s’agit plutôt du sentiment généralisé de ne pas être accepté comme une partie intégrante de la population. Les habitantes et habitants du Jura bernois avaient l’impression que leur identité culturelle francophone était considérée par les autorités germanophones comme un simple obstacle sur la voie de l’assimilation totale.
Que représente le Jura? D’après ce documentaire qui intègre notamment des témoignages du combattant séparatiste de la première heure que fut Roland Béguelin, le Jura a surtout été le symbole à cette époque-là de la résistance francophone à la domination culturelle, politique, économique et linguistique de la Suisse alémanique.
D’autres facettes du tempérament jurassien surgissent en parcourant l’histoire de cette région. Celle-ci fut notamment le berceau de l’horlogerie suisse avec l’apparition dès 1748 de plusieurs marques qui deviendront mondialement connues : Audemars Piguet, Jaeger-LeCoultre, David Candaux. Au tournant du XXe siècle, les ateliers d’horlogerie devinrent également des foyers d’anarchisme inspirant des penseurs révolutionnaires comme le Russe Pierre Kropotkine (1842-1921). Ou des années après, en 2022, le réalisateur suisse Cyril Schäublin et son film «Désordres» (Unrueh) qui revisite cette épopée.
Le «Far West» de la Suisse
Présenté dans la bande-annonce des Journées de Soleure comme «le Far West» de la Suisse tout autant qu’une zone frontalière, le Jura est un espace propice aux rencontres. Ce qu’ont bien mis en avant les films présentés en janvier. Rencontre entre l’ancien et le nouveau, le familier et l’inconnu, la campagne et la ville, entre le français et l’allemand.
Dans la bande-annonce des Journées de Soleure, le Jura est présenté comme le «Far West» de la Suisse et comme une «zone frontalière». Dans ses incarnations cinématographiques, la région est couramment utilisée comme lieu de rencontre entre l’ancien et le nouveau, entre le familier et l’inconnu, entre la campagne et la ville, mais aussi entre le français et l’allemand.
Prenons «Gilberte de Courgenay», un classique du cinéma suisse de la Seconde Guerre mondiale réalisé par Franz Schnyder en 1941. Ce film de propagande de guerre, résolument sentimental et nostalgique, raconte l’histoire d’un groupe de soldats suisses alémaniques de la Première Guerre mondiale qui doivent passer les fêtes de fin d’année à patrouiller dans un petit village du Jura. Ils tombent tous amoureux de Gilberte (Anne-Marie Blanc), la serveuse locale.
En s’inspirant de la vie de Gilberte Montavon, laquelle a existé vraiment, ce film rend un hommage au patriotisme des soldats qui protègent la souveraineté de la Suisse. Ainsi qu’aux femmes qui les aident à surmonter le mal du pays et leur rappellent qu’ils doivent rester fidèles à leurs compagnes.
Scène extraite du film «Gilberte de Courgenay», œuvre classique du cinéma suisse de Franz Schnyder sortie en 1941, en pleine Seconde Guerre mondiale.
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Ici, le Jura donne aux soldats, d’abord réticent de servir la patrie dans cette région, un aperçu du monde. Le personnage de Gilberte joue un double rôle: à la fois une distraction francophone exotique pour ces soldats germanophones, mais Gilberte ne se gêne pas non plus de les remettre à l’ordre pour leurs passions excessives. Le Jura tel que montré dans «Gilberte de Courgenay» est un endroit à visiter et qui peut être inspirant, mais sûrement pas une région pour venir s’y installer et y vivre.
Vies difficiles et meurtre opaque
Dans «One Long Winter without Fire» («Tout un hiver sans feu») du réalisateur helvético polonais Greg Zglinski, qui a remporté les Swiss Film Awards en 2005, la possibilité de gagner sa vie dans le Jura, là où les hivers sont souvent givrants et les perspectives économiques pas toujours réjouissantes, est questionnée sous l’angle de l’identité.
Se déroulant à La Chaux-de-Fonds et dans les environs, ce film évoque l’histoire d’un éleveur de vaches laitières en difficulté, joué ici par Aurélien Recoing. Sa femme étant internée dans un asile psychiatrique à un moment du film, il se reconvertit et entame un travail en usine. Il se lie alors d’amitié avec un collègue kosovar et tombe amoureux de sa sœur. Mais il réalise vite que sa nouvelle vie n’est pas pavée que de pétales de roses.
La même dynamique se retrouve dans les films qui ont été tournés dans le Jura français, comme le montre «Les Granges brûlées» de Jean Chapot, film policier de 1973.
Deux géants du cinéma français en butte aux frimas jurassiens : Alain Delon et Simone Signoret dans «Les Granges Brûlées» (1973) de Jean Chapot.
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Film avec au générique Alain Delon dans le rôle d’un juge d’instruction et Simone Signoret en matriarche désargentée du monde paysan, elle dont le fils est le principal suspect dans cette énigme. Le Jura français est présenté ici comme une sorte de lieu de stagnation et de désillusions. De gloire passée et de fermes déclinantes et croulant sous la bureaucratie. Dans «Les Granges brûlées», le nom d’un grand la musique électro, Jean-Michel Jarre, apparaît pour la première pour la bande originale.
Un souffle d’optimisme
Le Jura n’est pas uniquement synonyme sur pellicule de radicalisme politique, de fantaisies suisses alémaniques ou d’angoisses économiques. L’une des pépites découvertes à Soleure, le documentaire «Le Châtelot», en témoigne. Un court-métrage de Marie-Anne Colson-Malleville datant de 1953 et qui témoignage des collaborations qui avaient eu lieu à ce moment-là entre la Suisse et la France pour l’édification d’un barrage sur le Doubs.
«Le Châtelot » est à la fois le nom d’un barrage connu sur le Doubs et un magnifique documentaire signé par Marie-Anne Colson-Malleville de 1953.
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Ce documentaire fascinant et magnifiquement filmé nous replonge dans les années euphoriques de l’après-guerre avec une narration enjouée qui souligne les bienfaits de la technologie. Œuvre empreinte d’une quête prémonitoire aussi, celle de trouver un équilibre entre progrès et nature. Ce à quoi les constructeurs du barrage s’emploient.
Si la rétrospective projetée à Soleure doit conduire à poser un diagnostic sur le Jura du 7e art et sur ce que cette région semble évoquer côté suisse de la frontière, disons que l’ambivalence qui prédomine dans «Le Châtelot» est révélatrice du climat de ce cinéma.
Si les Alpes font penser au passé du pays, le Plateau à son futur, le Jura pourrait bien en être l’entremêlé. Là où une tension entre la nostalgie du temps passé et des promesses industrielles surgit. Entre aussi le romantisme patriotique et les désillusions du monde réel. Enfin, entre l’utopie politique et la Realpolitik faite également de cocktails Molotov.
Relu et vérifié par Catherine Hickley et Eduardo Simantob/kro