France

Procès Le Scouarnec : « J’ai fini par croire que j’étais folle »… La mémoire perdue des victimes du chirurgien

Julie* avait fini par se dire qu’elle était « folle », que son « imagination » lui jouait certainement des tours. Comment expliquer autrement ces souvenirs « plus ou moins flous » et ces « flashs » qui, régulièrement, venaient la hanter ? Dix ans, vingt ans après son opération de l’appendicite, elle revoyait le chirurgien, un homme froid et peu souriant, se livrer à des attouchements sur elle puis la pénétrer digitalement. La fillette de 10 ans s’était alors demandé, sans jamais oser poser la question, si c’était « normal », s’il s’agissait d’un « acte médical » classique. Une interrogation qui la suivra jusqu’au 2 janvier 2019, dix-sept ans après l’intervention.

Ce jour-là, elle est convoquée à la gendarmerie dans le cadre d’une enquête titanesque sur un médecin soupçonné de s’être livré pendant plus de trente ans à des viols et agressions sexuelles dans des hôpitaux du centre et de l’ouest de la France. Les enquêteurs ont découvert dans l’ordinateur du suspect des sinistres registres de patients accompagnés des sévices qu’ils auraient subi – attouchements, masturbation, pénétration digitale, fellation… –, ainsi que des journaux intimes très détaillés. C’est ainsi qu’ils ont pu identifier plus de 300 potentielles victimes. Parmi lesquelles Julie.

La jeune femme reconnaît immédiatement le Dr Joël Le Scouarnec au milieu de dizaines d’autres photos. Crâne dégarni, petites lunettes à fine monture, traits effacés. C’est son chirurgien. C’est lui qu’elle voit et revoit dans ses cauchemars. Ses souvenirs étaient bien réels. Et tous ses maux – crises d’angoisse, pathologies gynécologiques, prise de poids, troubles affectifs et sexuels… – jusqu’alors inexpliqués, ont trouvé une origine.

Amnésie traumatique

Joël Le Scouarnec, aujourd’hui âgé de 74 ans, comparaît à partir de ce lundi et pour quatre mois devant la cour criminelle du Morbihan pour viols et agressions sexuelles. Au terme d’une enquête tentaculaire, les enquêteurs ont identifié, entre 1989 et 2014, 299 victimes, hommes et femmes. Contrairement à Julie, la majorité d’entre elles ne garde aucun souvenir. Parce qu’elles étaient au bloc, anesthésiées. En salle de réveil, encore shootées par l’effet des médicaments. D’autres étaient si jeunes qu’elles ont découvert en feuilletant leur carnet de santé qu’elles avaient été opérées par ce Dr Le Scouarnec.

L’immense majorité des patients recensés dans les registres de l’accusé sont très jeunes : 285 avaient moins de 20 ans, 256 moins de 15 ans. La plus jeune était âgée d’1 an lorsqu’elle a croisé la route de ce chirurgien viscéral, pour une banale opération de l’appendicite. Mais même sans souvenir, la mémoire garde une trace des événements subis. « L’amnésie traumatique est un mécanisme de dissociation qui permet au cerveau de se protéger en cas de choc intense », précise la psychiatre Muriel Salmona, qui a développé ce concept d’amnésie traumatique. Et de développer : « Si vous êtes anesthésié et que vous vous brûlez, votre corps sera blessé mais vous ne pourrez pas faire le lien entre cette brûlure et son origine. »

« Cette opération, elle m’avait gâché la vie »

Certains, parmi les patients qui figurent sur les listes de l’accusé, ont continué leur vie sans que les faits semblent avoir eu de conséquences manifestes. Mais beaucoup ont confié au cours de l’enquête avoir eu le sentiment que leur vie a basculé après cette hospitalisation, sans pour autant se l’expliquer. « Je me suis toujours dit que cette opération, elle m’avait gâché la vie […] Ce n’était pas pareil après, je ne me sentais plus pareil », a confié un jeune homme aux gendarmes. Il avait 13 ans lorsqu’il a croisé la route du Dr Le Scouarnec, ne garde pas le moindre souvenir de l’agression sexuelle qu’il aurait subi mais raconte une longue descente aux enfers. Une colère qui ne le quitte pas, un sentiment d’être perdu, des difficultés affectives, relationnelles et sexuelles.

En découvrant une partie de leur histoire qui leur échappait, certains patients, comme Julie, ont pu mettre des mots sur leurs maux. Savoir d’où venaient leur phobie du corps médical ou cette peur viscérale d’être anesthésiée. Une femme a ainsi fait le lien avec une opération dentaire où son corps a réagi de manière si violente qu’il a fallu lui faire une anesthésie générale. Des parents se sont souvenus que du jour au lendemain, leur fils ou leur fille s’est mis à faire pipi au lit, à prendre du poids, a sombré dans une dépression, la boulimie ou l’anorexie. D’autres se sont remémoré qu’à partir de l’intervention, leur enfant a refusé d’être pris dans les bras ou était « en colère ».

« J’ai des flashs, surtout quand j’ai des rapports sexuels avec des hommes »

Beaucoup ont confié que leur vie a été marquée par des troubles affectifs et sexuels. Hélène* avait 10 ans lorsqu’elle a croisé la route du Dr Le Scouarnec. C’était en 1992, pour une appendicite. Elle se souvient bien de regards déplacés et surtout d’un toucher vaginal – pratiqué sous couvert de vérifier si elle souffrait d’une infection urinaire – qui l’avait mise très mal à l’aise. « J’ai des flashs, surtout quand j’ai des rapports sexuels avec des hommes. C’est pour cela qu’aujourd’hui, je n’ai plus du tout de rapports » a-t-elle confié trente ans plus tard aux gendarmes. « Le problème de ces souvenirs auxquels on n’a pas accès, c’est qu’on en subit les symptômes sans pouvoir faire le lien avec leur origine. Or, pour traiter ces traumas, il faut pouvoir les identifier », poursuit Muriel Salmona.

Pour certains, la révélation par les gendarmes a fait remonter à la surface des souvenirs. Pour tous ou presque, apprendre qu’ils figuraient dans les carnets abjects du Dr Le Scouarnec a été un bouleversement. Tout au long de l’instruction, le praticien qui n’a eu de cesse de minimiser, estimant que ses écrits étaient plus traumatisants que ses actes. « C’est la lecture des propos sordides que je tiens de mes fantasmes qui traumatisent les personnes, plus que les éventuels actes que j’ai pu commettre », a-t-il notamment assuré lors d’une audition.

Qu’a-t-il ressenti en apprenant qu’une victime s’était suicidée peu après la révélation des faits ? Cette personne était certes en proie à des difficultés personnelles, mais a-t-il éprouvé de la culpabilité ? Devant les gendarmes, Le Scouarnec élude avant d’admettre une « forme de responsabilité dans la dévastation qu’a pu entraîner la lecture de [ses] écrits ».

Notre dossier sur l’affaire Le Scouarnec

Chiens d’accompagnement judiciaire

S’il est difficile de prédire la ligne de conduite qu’adoptera le Dr Le Scouarnec – ses avocats n’ont pas souhaité s’exprimer avant le début du procès –, un dispositif d’accompagnement hors norme a été mis en place par l’association France Victimes. « Notre objectif est d’accompagner les victimes, y compris dans cette absence de souvenirs », insiste Jérôme Moreau, le vice-président de l’association.

Un psychologue, un juriste et trois chiens d’accompagnement judiciaire, des animaux spécialement formés pour accompagner les victimes, seront présents en permanence tout au long des quatre mois de procès.