« L’Impuni », ou l’affaire Le Scouarnec reconstituée dans un livre (en forme de réquisitoire)
«Un roman, c’est un miroir qu’on promène le long du chemin », écrit Stendhal en préambule d’un des chapitres de Le Rouge et le Noir. Le livre L’Impuni de Marika Mathieu (StudioFact Editions, janvier 2024) est une forme de miroir tendu à la société, à travers l’histoire d’un homme, Joël Le Scouarnec, ex-chirurgien accusé de viols et agressions sexuelles sur près de 300 victimes, qui doit être jugé à partir du 24 février à Vannes. Si l’histoire est bien réelle, le livre emprunte aux techniques du roman, de l’investigation et de la reconstitution de scène de crime pour tenter d’expliquer comment cet homme a pu agresser pendant plus de trente ans en toute impunité. Un texte en forme de réquisitoire qui pointe la complaisance de notre société avec les violences sexuelles, particulièrement sur les enfants.La journaliste et réalisatrice Marika Mathieu, coautrice de la série documentaire Outreau, un cauchemar français diffusée sur Netflix, nous prévient d’emblée: ce livre n’est pas un simple résumé précis des faits, sans quoi certaines choses n’auraient pu être racontées, car les personnes complices de près ou de loin par leur secret ne parlent pas. « J’ai décidé de faire de cette difficulté – majeure – l’objet même de ce livre : reconstituer la parole impossible des « témoins », remonter aux origines de leur silence, en chercher les interprétations possibles et surtout, nécessaires », explique l’autrice. Il ne s’agit pas simplement de deviner ou d’inventer des paroles et pensées. L’autrice s’appuie sur des recherches documentaires et sur ce que dit la science sur les violences sexuelles, ainsi que des entretiens avec les protagonistes et l’analyse du dossier judiciaire. Le résultat forme des personnages plus ou moins fictifs, qui s’appuient sur la réalité sans toutefois la calquer exactement. Qui donc s’est tu, qui a laissé faire?On suit dans l’Impuni l’histoire d’Elsa Maurin, officier de police judiciaire, qui auditionne en 2017 Ninon, une fillette agressée sexuellement par son voisin. C’est en perquisitionnant la maison du chirurgien que la trentenaire met la main sur les carnets de Le Scouarnec, qui révèlent des centaines de victimes, ainsi que des dizaines de milliers de fichiers pédopornographiques. Des enfants violés parmi ses proches et dans sa famille mais aussi des patients et patientes, dont il a abusé parfois dans leur sommeil. Aussitôt se pose cette question, qui en amène d’autres: Comment a-t-il pu faire, pendant tant d’années, sans être découvert? Qui donc s’est tu, qui a laissé faire? Si Joël Le Scouarnec a bien agi seul, des dizaines de personnes autour de lui connaissaient les penchants du médecin et n’ont rien dit. A commencer par sa famille, nid de l’inceste, qui comme souvent se perpétue et se transmet. On découvre que le père de Joël Le Scouarnec a abusé de son petit-fils. Que le chirurgien a agressé ses nièces. Que les parents de ces dernières savaient et qu’aucune plainte n’a jamais été déposée. L’aura du médecin et du chirurgien y est pour beaucoup. « Il avait tant de reconnaissance de la part de toute la famille… Contre lui, je n’étais rien », a expliqué sa nièce, victime, lors d’une audition. Son épouse, elle-même agressée plus jeune, a maintenu le secret, pour sauvegarder sa situation financière et la façade de son mariage. « Cela arrive à beaucoup d’hommes d’aimer les petites filles », lâche son personnage. Plus qu’un fait divers, un révélateurDe vraies auditions et des paroles reconstituées se mêlent donc dans le livre, à la manière de la méthodologie du « troisième continent », théorisée dans le livre du même nom par Ivan Jablonka. Dans « Laëtitia ou la fin des hommes », l’historien avait dressé le portrait de cette jeune femme de 18 ans, violée et assassinée près de Pornic (Loire-Atlantique) en janvier 2011, tout en explorant les causes sociétales et psychologiques de ce meurtre. Stendahl en son temps fut inspiré par le procès d’Antoine Berthet, condamné en 1827 pour avoir assassiné en pleine église son ancienne maîtresse, pour écrire « Le Rouge et le Noir ». Il jugeait que le fait divers dit l’universel dans le particulier. L’histoire de Le Scouarnec joue aussi ici le rôle d’un formidable révélateur.Les failles de la policeSur les méthodes d’enquête de la police, d’abord, qui aurait pu coincer Le Scouarnec dès 2004, mais est passée à côté. Repéré par le FBI pour avoir consulté, téléchargé et échangé des fichiers à caractère pédopornographique en ligne, le chirurgien n’est pas dévié dans sa trajectoire criminelle par les officiers de police qui débarquent chez lui. Alors même que ce dernier leur avoue n’avoir acquis une connexion Internet à son domicile qu’après le début des recherches épinglées pour son compte par l’opération Falcon, il ne leur vient pas à l’idée de se saisir de son ordinateur de bureau. Ni d’enquêter dans la famille, ce qui aurait pu permettre de déceler des victimes. On sait pourtant aujourd’hui que la moitié des consommateurs de pornographie juvénile admettent avoir eu un contact sexuel avec un enfant. La condamnation qui tombe, le 17 novembre 2005, est à peine une pichenette: 4 mois avec sursis, sans obligation de soin ni de suivi, et une amende de 90 euros. Séparer agression virtuelle et réelleSurtout, elle n’est même pas inscrite sur son casier judiciaire… Et donc pas repérée par l’hôpital qui l’embauchera comme titulaire quelques mois plus tard. Même lorsque cette condamnation sera connue par l’employeur suivant, cela ne freinera nullement sa carrière. « Comme il n’y avait pas eu d’agression physique, ce genre de précaution ne m’est pas apparu nécessaire », a déclaré la directrice du centre hospitalier de Jonzac aux gendarmes. Le Scouarnec agresse un enfant de 8 ans dès le lendemain de son arrestation. Ni l’Ordre des médecins, ni le ministère de la Santé ne s’offusquent de sa condamnation. De nombreux témoins l’ont vu, au CH de Quimperlé ou à Jonzac, adopter des attitudes plus que suspectes avec les patients et patientes, sans jamais faire de signalement à la justice. Et l’un des rares praticiens à avoir tenté quelque chose n’a reçu aucun soutien de sa hiérarchie. Elsa Maurin, sorte de double de Marika Mathieu, ne peut que constater que la violence sexuelle est « refoulée vers la marge, traitée au mieux comme un problème de ressources humaines parmi d’autres, sans protocole spécifique. » Mais par delà l’attitude des organisations, c’est bien de nous tous et toutes dont il s’agit. De nos comportements individuels face aux violences, qui en font une impunité collective. Les hommes comme Le Scouarnec violent « parce qu’ils le peuvent », remarque Marika Mathieu. Et c’est la leçon fondamentale de l’Impuni: Le Scouarnec n’est pas un monstre. Il est le pur produit de ce que nous sommes.

« Un roman, c’est un miroir qu’on promène le long du chemin », écrit Stendhal en préambule d’un des chapitres de son chef-d’œuvre Le Rouge et le Noir. Le livre L’Impuni de Marika Mathieu (StudioFact Editions, janvier 2025), lui, est une forme de miroir tendu à la société à travers l’histoire d’un homme, Joël Le Scouarnec. L’ex-chirurgien, accusé de viols et agressions sexuelles sur près de 300 victimes, est jugé à partir de ce lundi 24 février à Vannes. Si l’histoire est bien réelle, le livre emprunte aux techniques du roman, de l’investigation et de la reconstitution de scène de crime pour tenter d’expliquer comment cet homme a pu agresser pendant plus de trente ans en toute impunité. Un texte en forme de réquisitoire qui veut pointer la complaisance de la société avec les violences sexuelles, particulièrement sur les enfants.
La journaliste et réalisatrice Marika Mathieu, coautrice de la série documentaire Outreau, un cauchemar français diffusée sur Netflix, nous prévient d’emblée : ce livre n’est pas un résumé précis des faits, sans quoi certaines choses n’auraient pu être racontées, car les personnes qui, près ou de loin, auraient pu le stopper, ne parlent pas. « J’ai décidé de faire de cette difficulté – majeure – l’objet même de ce livre : reconstituer la parole impossible des « témoins », remonter aux origines de leur silence, en chercher les interprétations possibles et surtout, nécessaires », explique l’autrice. Il ne s’agit pas simplement de deviner ou d’inventer des paroles et pensées. L’autrice s’appuie sur des recherches documentaires et sur ce que dit la science sur les violences sexuelles, ainsi que des entretiens avec les protagonistes et l’analyse du dossier judiciaire. Le résultat forme des personnages, plus ou moins fictifs, qui s’appuient sur la réalité sans toutefois la calquer exactement.
Qui donc s’est tu, qui a laissé faire ?
On suit dans L’Impuni l’histoire d’Elsa Maurin, officier de police judiciaire, qui auditionne en 2017 Ninon, une fillette agressée sexuellement par son voisin. C’est en perquisitionnant la maison de ce chirurgien que la trentenaire met la main sur les carnets de Le Scouarnec, qui révèlent des centaines de victimes ainsi que des dizaines de milliers de fichiers pédopornographiques. Des enfants violés parmi ses proches et dans sa famille, mais aussi des patients et patientes, dont il a abusé parfois dans leur sommeil. Aussitôt se pose cette question, qui en amène d’autres : Comment a-t-il pu faire, pendant tant d’années, sans être découvert ? Qui s’est tu, qui a laissé faire ? Si Joël Le Scouarnec a bien agi seul, des personnes autour de lui pouvaient connaître les penchants du médecin et n’ont rien dit.
A commencer par sa famille, nid de l’inceste, qui comme souvent se perpétue et se transmet. On découvre que le père de Joël Le Scouarnec a abusé de son petit-fils. Que le chirurgien a agressé ses nièces. Que les parents de ces dernières savaient et qu’aucune plainte n’a jamais été déposée. L’aura du médecin et du chirurgien y est pour beaucoup. « Il avait tant de reconnaissance de la part de toute la famille… Contre lui, je n’étais rien », a expliqué sa nièce, victime, lors d’une audition. Son épouse, qui aurait elle-même été agressée plus jeune, a maintenu le secret, pour sauvegarder sa situation financière et la façade de son mariage. « Cela arrive à beaucoup d’hommes d’aimer les petites filles », lâche son personnage.
Plus qu’un fait divers, un révélateur
De vraies auditions et des paroles reconstituées se mêlent donc dans le livre, à la manière de la méthodologie du « troisième continent », théorisée dans le livre du même nom par Ivan Jablonka. Dans Laëtitia ou la fin des hommes, l’historien avait dressé le portrait de cette jeune femme de 18 ans violée et assassinée près de Pornic (Loire-Atlantique) en janvier 2011, tout en explorant les causes sociétales et psychologiques de ce meurtre.
Stendhal, en son temps, fut inspiré par le procès d’Antoine Berthet, condamné en 1827 pour avoir assassiné en pleine église son ancienne maîtresse, pour écrire Le Rouge et le Noir. Il jugeait que le fait divers dit l’universel dans le particulier. L’histoire de Le Scouarnec jouerait aussi le rôle d’un formidable révélateur.

Les failles de la police
Sur les méthodes d’enquête de la police, d’abord, qui aurait pu coincer Le Scouarnec dès 2004, mais est passée à côté. Repéré par le FBI pour avoir consulté, téléchargé et échangé des fichiers à caractère pédopornographique en ligne, le chirurgien n’est pas dévié dans sa trajectoire criminelle par les officiers de police qui débarquent chez lui. Il ne leur vient pas à l’idée de se saisir de son ordinateur de bureau. Ni d’enquêter dans la famille, ce qui aurait pu permettre de déceler des victimes.
On sait pourtant aujourd’hui que la moitié des consommateurs de pornographie juvénile admettent avoir eu un contact sexuel avec un enfant. La condamnation qui tombe, le 17 novembre 2005, est de 4 mois de prison avec sursis, sans obligation de soin ni de suivi, et une amende de 90 euros.
Ne pas séparer agression virtuelle et réelle
Elle ne sera inscrite sur son casier judiciaire qu’avec un an de retard… et ne sera donc pas repérée par l’hôpital qui l’embauchera comme titulaire quelques mois plus tard. Même lorsque cette condamnation sera connue par l’employeur suivant, cela ne freinera nullement sa carrière. « Comme il n’y avait pas eu d’agression physique, ce genre de précaution ne m’est pas apparu nécessaire », a déclaré la directrice du centre hospitalier de Jonzac aux gendarmes.
Ni l’Ordre des médecins, ni le ministère de la Santé ne réagissent suffisamment au vu de sa condamnation. Il a été vu, au centre hospitalier de Quimperlé ou à Jonzac, adopter des attitudes plus que suspectes avec les patients et patientes, mais il n’y a pas eu de signalement à la justice. Et l’un des rares praticiens à avoir tenté quelque chose n’a reçu aucun soutien de sa hiérarchie. Elsa Maurin, sorte de double de Marika Mathieu, constate ainsi que la violence sexuelle est « refoulée vers la marge, traitée au mieux comme un problème de ressources humaines parmi d’autres, sans protocole spécifique. »
Les hommes comme Le Scouarnec violent « parce qu’ils le peuvent », remarque Marika Mathieu. C’est la leçon qu’elle veut donner à travers L’Impuni : Le Scouarnec ne serait pas un monstre, mais le produit de ce que nous sommes.