Procès des geôliers de Daesh : « C’est la voix qui me terrorisait »… Les ex-otages racontent les tortures et la faim
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A la cour d’assises spécialement composée,
Cela ressemble donc à cela, l’enfer ? Une entreprise de « démolition totale » dont l’objectif est l’anéantissement de toute once d’humanité. Un monde orchestré autour des coups, des séances de torture et des menaces. Un monde où la faim est telle que la taille d’un bout de pain ou une olive est un sujet de conflit, où l’espoir réside dans un tour de toilettes supplémentaires. Un monde où « la règle de base, c’est qu’il n’y a pas de règle » et où « le même qui va vous donner une tasse de thé pourra vous donner une raclée deux heures plus tard », se remémore ce mercredi devant la cour d’assises spécialement composée, Didier François.
Il y a douze ans, ce journaliste de 64 ans, grand habitué des théâtres de guerre, a été enlevé en Syrie avec le photojournaliste Edouard Elias alors qu’ils préparaient un reportage sur l’utilisation des armes chimiques par Damas. Tout est allé très vite. Ce 6 juin 2013, ils viennent tout juste de passer la frontière lorsque leur voiture est arrêtée par cinq hommes armés et cagoulés. Tous deux connaissent bien la Syrie, pensent d’abord à un check-point mais comprennent rapidement qu’il n’en est rien. « Cagoule sur la tête, mains dans le dos, on embarque dans une camionnette », décrit Edouard Elias. Le jeune homme à la silhouette élancée, cheveux en bataille et traits fin, avait 22 ans lorsqu’il a été enlevé.
« C’était le premier simulacre d’exécution »
Ils ignorent que leurs ravisseurs font partie d’un groupe terroriste naissant : l’État islamique. A peine descendus de la camionnette, ils doivent s’agenouiller. Une kalachnikov dans la nuque. Clac. « C’était le premier simulacre d’exécution, ça fait bizarre », confie Edouard Elias, toujours dans la retenue. Pendant quatre jours, ils seront attachés à un radiateur, frappés sans relâche, privés de nourriture et d’eau. « On a aucun répit. A côté, on entend des hurlements à mort, on ne sait pas ce qu’il se passe », poursuit le photographe. La faim et la soif sont telles que l’un et l’autre racontent avoir eu des hallucinations et s’être rués sur l’eau de la cuvette des toilettes dès qu’ils en ont eu l’occasion. « Alors qu’elle était marron », insiste Didier François.
Rapidement, les deux hommes sont déplacés vers un autre lieu de détention, l’hôpital ophtalmologique d’Alep, le centre de torture de Daesh. Dans les couloirs, des dizaines d’hommes sont suspendus au plafond, le sang recouvre le sol et les murs, les cris des otages sont constants. « Ils ne posaient même pas de questions, ils les torturaient jusqu’à les tuer », poursuit Edouard Elias. A peine arrivé, il se retrouve placé à l’isolement. Il raconte d’un mot la « pince à ongles », les simulations de noyade, le taser… « C’était compliqué », élude-t-il pudiquement.
Jusqu’à cette scène presque surréaliste. Au loin, il distingue le mot « ami ». Est-ce une hallucination ? Qu’importe. Immédiatement, sans vraiment savoir pourquoi, il entonne le chant des partisans. « Ami entends-tu les cris sourds du pays qu’on enchaîne ». Une voix s’élève en écho. Celle de Didier François qui reprend à son tour ce refrain. « Je comprends qu’il est à côté de moi, je ne suis plus seul. »
« Si on sortait, on savait qu’on pouvait dire le maximum »
A les entendre, l’un et l’autre à la barre, on mesure la profondeur du lien qui les unit. Ils se définissent comme un binôme, c’est bien plus que cela. Leurs vies sont liées. Tout au long de leur détention, l’un n’avancera pas sans l’autre. Ensemble, ils résisteront à la déshumanisation que cherche à imposer l’État islamique. S’ils nouent des liens forts avec les autres otages, notamment avec les deux autres journalistes français enlevés quelques jours après eux, rien n’égalera leur amitié. « Je n’aurai jamais tenu onze mois si Edouard ne m’avait pas montré sa force, son courage et son âme », insiste Didier François. Encore aujourd’hui, on les sent complices. Didier François explose de rire quand son jeune confrère raconte à la cour « leurs quatorze millions de colocataires » (des morpions) ou son humeur taciturne parce qu’il a faim (ils perdront l’un et l’autre entre vingt et trente kilos).
Si tous deux confient sans détour avoir envisagé la mort, ils confient avoir décidé de vivre pour témoigner. Cela devient même leur «stratégie de survie», «une boussole». Dès lors, ils collectent méthodiquement le maximum d’informations. « On faisait le point tous les jours en repartant du 6 juin, en reprenant tous les points saillants », détaille Didier François. Pourtant, pendant leurs onze mois de détention, ils ne verront quasiment jamais leurs geôliers. Soient parce que ces derniers dissimulent leur visage, soit parce que les otages sont contraints de porter un bandeau sur les yeux. Mais leur ouïe s’affine peu à peu. A leur voix, leur démarche, leur manière de donner un coup, ils apprennent à reconnaître leurs geôliers, notamment les francophones. Certains sont gravés dans leurs mémoires.
« Je suis formel »
« Il y a une voix dans cette salle que je reconnais formellement. Je suis formel, c’est au fond de mes tripes », précise Edouard Elias, alors qu’il s’apprête à conclure son témoignage. Il n’a pas un regard pour Mehdi Nemmouche assis à quelques mètres, dans le box des accusés, mais c’est bien de lui dont il parle. Le photojournaliste est certain d’avoir reconnu le Roubaisien de 39 ans, déjà condamné à la perpétuité pour l’attentat du musée juif de Bruxelles. Pour lui, cela ne fait pas de doute, il s’agit d’Abou Omar, ce geôlier violent et imprévisible qu’ils ont côtoyé entre juillet et decembre. « Cette voix que j’ai entendue ici, c’est la voix qui m’emmerdait pendant des heures, me terrorisait, qui me faisait chier en cellule », insiste-t-il.
Son acolyte, quelques heures plus tard, ne dira pas autre chose. « Je n’ai aucun doute, strictement aucun doute, reprend Didier François. Je l’ai connu plus bavard, mais il fait ce qu’il veut. » Le mis en cause, cheveux courts, carrure imposante, reste inexpressif. Au premier jour du procès, il avait nié les faits. Appuyé sur le box des accusés, il semble tantôt écouter, tantôt ailleurs. Impossible de savoir ce qu’il pense. Quid des deux autres hommes dans le box? Ni l’un ni l’autre ne les reconnaît formellement.