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« Je pleurais tous les soirs »… Les salariés du jeu vidéo proches du game over

Une grève qualifiée d’historique. Jeudi, à l’appel du Syndicat des travailleurs du jeu vidéo (STJV), le secteur se mobilisait pour alerter sur sa situation, qui traverse une crise économique depuis deux ans. En France, le studio Don’t Nod a annoncé un plan de sauvegarde de l’emploi en octobre, tandis qu’Ubisoft semble fragilisé par des résultats décevants. Surtout, les travailleurs dénoncent une situation dégradée, entre sous-effectif, surcharge et risques pour la santé mentale.

Sasha Bernert intervient en freelance au sein d’équipes de développement depuis plusieurs années. « Quand j’ai travaillé avec des entreprises françaises ou allemandes, ça s’est souvent mal passé, confie-t-elle. Souvent, on travaille avec des directeurs créatifs qui demandent tous des choses différentes et qui rejettent la faute sur nous. Dans un contrat, c’était si dur que j’ai fait un burn-out, j’en pleurais tous les soirs. J’ai démissionné au bout de trois semaines. »

La situation n’est pas mieux dans les entreprises d’« outsourcing », sous-traitant certaines tâches comme la création de modèles 3D ou de décors pour d’autres studios. « On était surveillé, contrôlé sur chaque tâche qui était chronométrée à la minute, même en télétravail, détaille Sasha Bernert. Si le logiciel indiquait que l’on mettait trop de temps, un manager nous envoyait un message pour nous mettre la pression. C’était très industriel, on était tous à distance donc je n’échangeais avec personne, on avait aucun mot à dire sur l’aspect créatif. »

« Des deadlines impossibles à tenir »

La situation n’est pas meilleure pour les contrats à temps plein. A Don’t Nod, de nombreuses personnes se plaignent des décisions stratégiques qui frustrent et épuisent les salariés. « Il y a parfois des mois ou des années de travail qui sont jetés soudainement, parce que le jeu prend une autre direction, raconte Alexis*. Au-delà de l’argent perdu, c’est un risque pour la santé. Les gens s’arrachent sur des deadlines impossibles à tenir, pour voir leur travail jeté. » « On a déjà travaillé de longs mois sur un jeu qui, on le savait, allait être annulé, complète Thomas*, un autre salarié de Don’t Nod. Pour certains, c’est aussi difficile parce qu’on s’investit émotionnellement dans ces projets. »

L’équipe de Jusant, un succès d’estime sorti en 2023, a aussi souffert de « bore-out ». « A la sortie du jeu, pendant trois mois, l’équipe de développement n’a reçu aucune mission, rien à faire, explique Alexis*. Ça peut paraître bien de se tourner les pouces, et pendant trois-quatre jours ça permet de relâcher la pression, mais au bout de plusieurs semaines, cela peut avoir un impact sur la motivation et le moral, surtout pour les personnes en télétravail. » Finalement, l’équipe a été séparée pour apporter du soutien à d’autres projets, alors que le jeu aurait pu faire l’objet d’une suite ou d’expansions. « C’est inexplicable, à quel moment l’entreprise ne prévoit ni n’anticipe rien ? »

Plus de 25.000 emplois ont disparu en deux ans

Si les conditions de travail sont dures, beaucoup redoutent de perdre leur emploi. Selon le décompte du site Game Industry Layoff, 10.500 emplois ont disparu dans le secteur en 2023, et 14.600 en 2024. « C’est de plus en plus dur de trouver du travail, entre les licenciements de masse et la saturation du marché », souffle Sasha Bernert. « Paradoxalement, il y a une énorme charge de travail et un temps de travail excessif au sein des studios, et une précarisation importante des travailleurs en freelance qu’on laisse sans emploi », complète Alexis*. En moyenne, les gens quittent l’industrie au bout de 10 ans, selon les chiffres du STJV.

A Don’t Nod, qui a déjà mené une grève reconductible pendant une semaine en janvier, les revendications illustrent les inquiétudes plus générales des travailleurs du secteur. « La principale, c’est la sauvegarde des emplois et la responsabilisation des patrons, avance Alexis*. Ce sont toujours les mêmes personnes qui font les frais de choix économiques et de directions stratégiques délirantes. Il faut écouter gens en internes qui voient les difficultés venir. »

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Et plus généralement, ils déplorent de voir cette industrie créative se financiariser, en donnant la priorité aux résultats économiques, aux actionnaires, et à l’avis des managers. « Souvent des vieux hommes de 50 qui se croient intelligents parce qu’ils ont fait un bon jeu en 1995 », tacle Sasha Bernert.

* Les prénoms ont été changés