Tunisie

En Tunisie, les LGBT+ aussi sont dans le viseur de la justice

Des membres de la communauté LGBT+ tunisienne se rassemblent pour une manifestation contre les examens anaux et l’article 230 du code pénal, organisée par l’association Damj, à Tunis, le 26 juin 2024. Des membres de la communauté LGBT+ tunisienne se rassemblent pour une manifestation contre les examens anaux et l’article 230 du code pénal, organisée par l’association Damj, à Tunis, le 26 juin 2024.

Avec son visage juvénile, ses cheveux courts dissimulés sous une casquette, son survêtement ample et ses baskets, Charara, femme transgenre de 21 ans, passe inaperçue dans le centre-ville de Tunis. « Maintenant, je m’habille toujours en garçon quand je sors dans la rue, sinon je me ferais directement interpeller par la police », confie-t-elle.

Malgré son jeune âge, Charara a déjà connu plusieurs gardes à vue et séjours en prison. Sa dernière détention remonte à décembre 2024, lorsqu’un policier l’a piégée en se faisant passer pour un client sur un site d’escorte et de rencontre dédié aux personnes transgenres. « Il est venu dans mon appartement et m’a embarquée. Mais cette fois, j’ai été relâchée à l’issue de la garde à vue », raconte-t-elle.

Charara a grandi dans un quartier populaire de Tunis, dans un environnement marqué par la violence. A l’âge de 12 ans, lorsque sa famille découvre qu’elle a entretenu une relation avec un jeune homme, les sévices qu’elle subit s’aggravent. Son père la séquestre, la bat quotidiennement, puis la maintient attachée pendant plusieurs mois dans une pièce, sans accès aux toilettes, privée de la possibilité de se changer.

« Il n’y avait que ma mère qui tentait en vain de me défendre. Mon père, mes frères et ma sœur n’arrêtaient pas de m’insulter et de me frapper. Pour eux, j’ai sali l’honneur de la famille », se souvient-elle. A 14 ans, alors que son père la pensait « guérie », elle s’enfuit et coupe les liens avec sa famille, sauf avec sa mère, qu’elle voit occasionnellement, en cachette.

« Atteinte aux bonnes mœurs »

Charara survit seule. De la rue aux logements temporaires, elle se prostitue pour subvenir à ses besoins. Mais dès ses 16 ans, les arrestations et les séjours en prison se multiplient. De quelques jours à six mois de détention, elle est plusieurs fois poursuivie pour divers motifs : relations homosexuelles, atteinte aux bonnes mœurs, racolage, outrage public à la pudeur.

« Une fois, j’allais voir ma mère pour l’Aïd. J’étais habillée en garçon, mais mes cheveux étaient teints. Ça a suffi aux policiers qui me connaissaient déjà pour m’arrêter et m’accuser d’atteinte aux bonnes mœurs », explique-t-elle.

Depuis septembre 2024, l’association Damj, qui défend les droits des personnes LGBT+, constate une intensification des poursuites judiciaires visant les « communautés queer ». L’organisation a recensé les cas de 84 personnes inculpées en vertu de dispositions du code pénal criminalisant les relations homosexuelles, l’outrage à la pudeur ou le racolage.

« Ce ne sont là que les personnes que nous avons pu identifier et assister juridiquement. Le nombre réel est certainement bien plus élevé », souligne Yosra Boudhief, présidente de Damj. Elle dénonce également un harcèlement policier et judiciaire à l’encontre de plusieurs militants de l’association depuis juillet 2023. Les membres du bureau régional de Damj à Sfax avaient été harcelés au téléphone par les services de police, avec menaces de perquisition de leur local et d’interdiction de leurs activités.

« Représailles et intimidation »

Selon l’association, la répression s’est toutefois accentuée le 13 septembre 2024, lors du lancement de la campagne présidentielle du 6 octobre qui a permis la réélection du chef de l’Etat, Kaïs Saïed. Une vague de publications hostiles aux personnes LGBT+ et aux associations qui les soutiennent a alors déferlé sur les réseaux sociaux, puis a été relayée par certains médias. La date coïncide avec la publication du manifeste électoral de M. Saïed, alors candidat à sa succession, dans lequel il accuse, notamment, les « défenseurs de la charia » de manifester contre son pouvoir avec ceux qui « défendent l’homosexualité ».

Le durcissement est devenu institutionnel après l’appel, le 27 octobre, du ministère de la justice pour que les procureurs poursuivent « toute personne produisant, affichant ou publiant des données, des images et des clips vidéo avec des contenus portant atteinte aux valeurs morales ».

Dans les jours qui suivent, au moins cinq créateurs de contenus sur Intagram et Tiktok ont été arrêtés, accusés d’outrage à la pudeur et diffusion de contenus contraires aux bonnes mœurs. Condamnés jusqu’à plus de quatre ans de prison ferme en première instance pour certains d’entre eux, tous ont depuis obtenu une réduction de peine en appel et ont été libérés. A l’exception de Khoubaib, un tiktokeur qui ne répond pas aux stéréotypes de genre, condamné à deux ans de prison et toujours incarcéré.

Cette condamnation illustre une « politique de représailles et d’intimidation » visant à « effacer la présence des communautés queer de l’espace public et numérique », a fustigé l’association Damj, qui accuse le président Saïed d’avoir « exploité la vulnérabilité des communautés queer dans sa propagande politique ». Amnesty International a, pour sa part, exhorté le 6 février les autorités tunisiennes à libérer « immédiatement et sans condition toute personne détenue du fait de son orientation sexuelle ou de son identité de genre, réelle ou supposée ».

Des examens anaux forcés

Les organisations de défense des droits humains et des personnes LGBT+ dénoncent enfin la poursuite du recours aux examens anaux forcés, utilisés pour tenter de prouver une activité sexuelle entre personnes de même sexe. Le 3 décembre, deux hommes ont été condamnés à un an de prison en vertu de l’article 230 du code pénal, qui punit de trois ans d’emprisonnement les relations homosexuelles, par le tribunal de première instance du Kef, dans le nord-ouest de la Tunisie.

« Tous deux ont été soumis à des examens anaux forcés, le but étant d’obtenir la “preuve” d’une activité sexuelle entre personnes de même sexe », a indiqué Amnesty International, qui considère ces pratiques comme une « forme de torture ».