Près de Bordeaux, des habitants crient au « péril fécal »
«Voyez dans quoi on vit », nous prend à témoin, l’air dépité, Frédéric Encuentra, en nous montrant un placard encastré dans le mur de sa cuisine qui a moisi et qu’il a dû casser. Cet habitant du quartier Capeyron de Mérignac, près de Bordeaux, est régulièrement inondé depuis plusieurs années, sans vivre à proximité d’un fleuve ou d’une rivière. C’est un reflux d’eaux usées qui a déjà atteint 40 cm dans sa maison, lors du dernier débordement du réseau.
L’association de quartier (ARPRAM) évalue à environ 250 le nombre de personnes concernées, à des degrés différents. Lors de fortes pluies, les eaux usées chargées d’excréments débordent du réseau unitaire (mélange des eaux pluviales et eaux usées) et se déversent dans les garages, parkings, jardins mais aussi habitations, pourrissant la vie des habitants de ce quartier plutôt chic de la deuxième ville de Gironde. Il n’est pourtant pas dans un secteur inondable, et ce critère était bien un des critères de vigilance de Frédéric Encuentra lorsqu’il a fait l’acquisition de sa maison, en juillet 2014, avec sa compagne.
Un réseau sous-dimensionné ?
Attablé chez Frédéric Encuentra, Paul Bounie a gardé son manteau dans l’air empreint d’humidité de la maison érigée en 1936. Président de l’ARPRAM, il égrène les dates des dernières inondations aux eaux usées, notées scrupuleusement sur son carnet : 1999, 2013, 2014, 2018, 2021, 2023 et 2024. Le rythme des sinistres s’accélère, en lien avec celui des épisodes de pluies diluviennes.
Dans la résidence Annabella de ce septuagénaire, l’ascenseur a été hors service pendant trois semaines après la dernière inondation. Mais pour la métropole il ne s’agit pas là d’un reflux d’eaux usées mais « d’inondations pluviales liées aux sous dimensionnement d’infrastructures dans les résidences elles-mêmes », précise Julie Samblat, directrice ingénierie et patrimoine chez Régie de l’eau Bordeaux métropole. Pour les riverains, c’est bien le même problème.
Autour de la table, Laurent Foerstner, qui est né dans le quartier, se souvient que lorsqu’il y avait encore des champs autour des maisons, il n’y avait jamais de débordements des réseaux. « Depuis vingt-cinq ans, plus de 300 logements ont été construits alors que les réseaux d’assainissement sont restés à l’identique », fait-il valoir. Problème, « il n’y a pas de projet de refonte des réseaux, la métropole pense que ce n’est pas la solution », affirme Gérard Chausset, adjoint délégué au domaine public, aux espaces verts, aux mobilités et aux travaux à la ville de Mérignac.
Et pour cause, la note du chantier qui consisterait à changer deux kilomètres de réseau est évaluée à environ 10 millions d’euros aujourd’hui, selon Julie Samblat. « C’est très cher. On n’a pas poussé techniquement plus loin la solution car on impacterait trop fortement le secteur. Et on ne peut pas dépenser trop d’argent sur une action, si on a une solution moins chère. »
Raser une maison pour construire un bassin
Cette solution, c’est de raser la maison de Frédéric Encuentra pour y construire un bassin de rétention. Cela lui a été proposé en janvier 2023. « C’est l’idéal car c’est le point le plus bas de toute la zone, cela résout le problème de reflux des eaux usées », assure la directrice ingénierie.
« Ils essaient d’isoler le problème sur ma maison, au lieu de remettre aux normes un réseau vieillissant, regrette de son côté Frédéric Encuentra. Je suis la victime dans cette histoire, je n’ai jamais demandé que ma maison soit inondée d’excréments. » Il ajoute aussi que la ville a accepté il y a quelques années un permis de construire pour une extension de sa maison, aujourd’hui en « stand-by » à cause des sinistres répétés.
Dans une étude en date de 2014 réalisée sur le secteur par la métropole elle-même (qui s’appelait alors la CUB), le réseau est bien qualifié d’« insuffisant », souligne Laurent Foerstner « Mais la métropole et la mairie n’ont pas réagi depuis », déplore-t-il. La métropole voit le problème autrement.
« Un scandale sanitaire »
Pour elle, « le lit du Caudéran a été canalisé, explique Julie Samblat. Mais quand il y a des dysfonctionnements sur le réseau, il retourne à son ancien lit ». Et c’est justement là que se trouve la maison de Frédéric Encuentra. Laurent Foerstner, soutient, vidéos à l’appui, que l’eau sortait à gros bouillon des zones de chantier, lorsque les logements étaient en cours de construction. Preuve pour lui que c’est l’urbanisation qui est en cause (et donc la taille du réseau) et pas le Caudéran.
L’association a alerté l’ARS sur la situation sanitaire et le « péril fécal » (risque de contamination par des micro-organismes présents dans les selles) représenté par ces reflux d’eaux usées dans des logements. Mais l’agence les a renvoyés aux « maires » ou à « leurs groupements » dont c’est la compétence. « On est au courant de cette situation depuis 2013, et on a fait des travaux, en mettant davantage d’avaloirs », commente Julie Samblat.
« Trois jours après les inondations, mon épouse est tombée malade, avec fièvre et vomissements et elle était clouée au lit », témoigne Laurent Foerstner, qui précise que la bactérie Escherichia coli a été identifiée. « C’est un scandale sanitaire », s’indigne Nicole Assingue, qui vit avenue de Magudas et dont la cave est régulièrement inondée. « J’ai dû évacuer seul des brouettes de boues d’excréments », raconte encore Laurent Foerstner, furieux de l’inaction des pouvoirs publics. « On a fait de nombreuses réunions avec les riverains, assure Julie Samblat. La dernière en date remonte à quelques mois. »
La seule solution proposée est le rachat de la parcelle de Frédéric Encuentra. En l’absence d’accord, la situation est bloquée. « Je veux bien me sacrifier mais pas pour des clopinettes, lâche-t-il, il faut qu’on soit assuré de l’efficacité du dispositif. » Les voisins les plus éloignés, comme Nicole Assingue sont persuadés que le bassin d’orage n’éviterait pas que leurs biens soient de nouveau inondés. A ce stade, aucune expropriation n’a été déclarée d’utilité publique par le préfet.
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Pour parachever le tout, les assureurs de certains habitants sont sur le point de les lâcher. « Vous êtes inondés tous les ans, on ne va pas pouvoir continuer à vous assurer m’a-t-on expliqué », rapporte Laurent Foerstner. La colère des habitants est, elle aussi, sur le point de déborder.