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Procès Rubiales : Comment l’Espagne est devenue pionnière dans la lutte contre les violences faites aux femmes

Ce lundi 3 février 2025, s’est ouvert le procès de l’ancien président de la Fédération espagnole de football, Luis Rubiales. Il est jugé à Madrid pour un baiser imposé à l’internationale Jenni Hermoso en 2023 et les pressions exercées sur elle pour étouffer le scandale. A cette occasion, nous vous proposons de (re) lire cet article.

L’agression a eu lieu le 12 septembre, en direct à la télévision espagnole. Isa Balado, journaliste pour la chaîne Cuatro, est en duplex dans une rue de Madrid lorsqu’un homme se glisse derrière elle et lui met une main aux fesses. D’un point de vue juridique, ce geste est ni plus ni moins une agression sexuelle. Pourtant, l’homme reste, tout sourire, dans le champ de la caméra, malgré les demandes de la journaliste de la laisser travailler. En plateau, le présentateur s’insurge. « Pardon Isa, je t’interromps mais il t’a mis une main au cul, là ? Passe-moi cet imbécile ». L’homme se défend mollement, consent à quitter les lieux mais caresse les cheveux de la journaliste en partant.

Dans une Espagne encore échaudée par le baiser non consenti du désormais ex-président de la Fédération de football, Luis Rubiales, cette nouvelle affaire de violences sexuelles a fait grand bruit, jusqu’au plus haut sommet de l’État. « Les attouchements non consentis sont des violences sexuelles et nous disons assez à l’impunité », a réagi sur X – anciennement Twitter – la ministre de l’Egalité, Irene Montero. Quelques heures plus tard, la police a annoncé avoir interpellé l’individu, le montrant menotté devant le commissariat. Si ce fait divers a fait tant parler en Espagne, c’est avant tout parce qu’il illustre la révolution engagée depuis une vingtaine d’années pour lutter contre les violences sexuelles et sexistes… mais également le « plafond de verre » que le pays peine à briser.

Le drame d’Ana Orantes

« L’Espagne a vingt ans d’avance sur nous, estime Isabelle Rome, ex-ministre chargée de l’Egalité entre hommes et femmes. Nous nous sommes beaucoup inspirés de tout ce qui a été mis en place, notamment en ce qui concerne la protection des victimes. » Lorsqu’elle était haut fonctionnaire au ministère de la Justice puis membre du gouvernement, cette ancienne magistrate a multiplié les allers-retours de l’autre côté des Pyrénées pour comprendre comment, en vingt ans, l’Espagne est parvenue à faire baisser de plus de 30 % le nombre de féminicides, passant de 71 en 2003 à 48 en 2022. En France, le téléphone grave danger, le bracelet anti-rapprochement – qui vise à tenir éloigner les conjoints violents – ou les juridictions spécialisées sont autant de déclinaisons du modèle espagnol. « On ne peut pas tout reproduire à l’identique parce que nous n’avons pas le même système judiciaire, précise l’ancienne ministre. Mais évidemment, leur recul sur ces dispositifs est précieux. »

La prise de conscience de nos voisins est née dans la douleur. Pour de nombreux experts, elle a eu lieu en décembre 1997, après l’assassinat d’Ana Orantes, brûlée vive par son ex-mari. Quelques jours auparavant, la victime, âgée de 60 ans, avait témoigné auprès de la télévision andalouse de la violence quotidienne que lui a fait subir ce dernier – « quarante ans à prendre des coups, parfois avec un bâton ». Mais surtout du désintérêt de la justice pour son calvaire. Cette mère de onze enfants avait obtenu le divorce en 1996, mais le juge l’avait obligée à partager avec son bourreau le domicile familial : un étage de la maison pour chacun. Et ce en dépit des quinze plaintes qu’elle avait déposé pour dénoncer des violences. « Porter plainte ne sert pas à grand-chose, confiait-elle à la télévision. On te dit que les disputes en famille sont une chose normale. »

« Terrorisme familial »

Pour comprendre les paroles d’Ana Orantès, il faut remonter le temps. Si, dans les années 1930, le pays est considéré comme l’un des plus progressistes en matière de droits des femmes, le franquisme sonne le glas de toutes les avancées. Du jour au lendemain, les femmes perdent le droit de vote mais également celui de divorcer, d’avorter ou de travailler librement. Le dictateur instaure pour les hommes une « allocation pour épouse à charge », et la majorité est élevée à 25 ans pour les femmes. Il faudra attendre 1978 pour que l’égalité soit rétablie. « Pendant quarante ans, les femmes ont été reléguées au second plan, des habitudes sociétales ont été prises. Et même si après la mort de Franco, il y a un vrai volontarisme sur cette question, quarante ans de dictature, ça marque », insiste Carole Viñals, maître de conférences à l’université de Lille, spécialiste de l’Espagne contemporaine.

Dans la péninsule, l’assassinat d’Ana Orantes provoque une onde de choc. De nombreuses manifestations sont organisées pour dénoncer les mauvais traitements faits aux femmes, certains élus parlent même de « terrorisme familial ». Mais il faudra attendre 2004 pour que ce sursaut sociétal se traduise dans les textes. Une loi dite de « protection intégrale contre les violences de genre » est adoptée à une très large majorité. De nombreuses mesures en découlent comme la spécialisation des tribunaux, la mise en place d’un système informatique de suivi et de protection des victimes au niveau national, la création du bracelet anti-rapprochement pour les agresseurs. « En Espagne comme partout, c’est la société qui pousse les juristes à faire évoluer le droit. Sans soutien populaire, rien ne change », poursuit la sociologue.

« La Meute » et la question du consentement

En 2016, l’affaire dite de « La Meute » indigne l’Espagne et pousse le pays à faire évoluer encore la législation. Pendant les fêtes de la San Fermin, à Pampelune, une jeune femme de 18 ans est violée par cinq hommes. Comble de l’horreur, ils filment leurs actes et s’en vantent sur WhatsApp. Pourtant, en 2018, ils ne sont condamnés « qu’à » neuf ans de prison, non pour viol mais pour le délit d’« abus sexuel ». Des dizaines de milliers de femmes manifestent, réclament une modification du Code pénal. L’année suivante, la Cour suprême requalifie les faits en viols et les auteurs écopent de quinze ans. Surtout, ce drame donne naissance à une nouvelle loi, en 2022. Surnommée « seul un oui est un oui », le texte renverse la charge de la preuve. Désormais, c’est aux auteurs présumés de violences sexuelles de prouver que le consentement a été recueilli.

« Aujourd’hui, je pense qu’en France, on a rattrapé notre retard législatif, insiste Isabelle Rome. Sur la prise en charge des auteurs de violences, on est même en avance. Mais il faut le temps que les professionnels s’imprègnent de ces outils, soient formés et cela prend du temps. » Ce retard dont parle l’ancienne ministre est très concret. Une étude datant de 2020 du centre Hubertine Auclert indique qu’en 2019, l’Espagne délivrait 17 fois plus d’ordonnances de protection que la France, le nombre de plaintes pour des violences conjugales y était supérieur de 28 % alors même que le pays compte 30 % d’habitants en moins. De même, le rapport estime que le budget alloué à la lutte contre les violences conjugales en Espagne est de 16 euros par habitant, contre 5 en France.

Une société plus informée

Mais aux yeux de Carole Viñals, le volontarisme espagnol ne peut se réduire à un arsenal législatif. « La société dans son ensemble est beaucoup plus réactive sur ces sujets. Quand une femme est tuée par son conjoint, il y a systématiquement une marche blanche, des groupes WhatsApp vont se créer pour venir en aide aux proches, s’organiser. » En France, les manifestations sont relativement rares et à l’exception de quelques affaires emblématiques, les réactions de la classe politique sont timides.

Dans une moindre mesure, il en va de même pour l’affaire Rubiales, l’ex-président de la fédération espagnole de foot. La polémique a fait la une pendant des jours. Tous les membres de la classe politique, mais également les joueurs, se sont exprimés et ont soutenu la joueuse embrassée contre son gré. « Les réactions ont été beaucoup plus fermes que chez nous, estime Isabelle Rome. L’Espagne est nettement plus en avance que nous dans la lutte contre le sexisme. En France, il va y avoir cette idée que ce n’est pas vraiment grave, on va être plus tolérant sur certains comportements alors que tout est lié. »

Pour autant, rien n’est acquis. Ces derniers temps, le nombre de féminicides en Espagne stagne, voire augmente légèrement. Il y en a eu 48 en 2022, contre 43 en 2020. On est certes bien loin des 118 enregistrés en France l’an dernier, mais ces chiffres inquiètent jusqu’aux plus hautes autorités. Et ce, d’autant que le courant d’extrême droite Vox, ouvertement antiféministe, ne cesse de gagner du terrain. La preuve, s’il en fallait une, que la bataille est encore loin d’être gagnée.