80 ans de la libération d’Auschwitz : Le cinéma face à l’impossible représentation de la Shoah
Verra-t-on un jour dans un film grand public l’intérieur d’une chambre à gaz en action ? Aussi triviale soit la question, elle illustre le débat qui anime encore le monde du cinéma, 80 ans après la libération d’Auschwitz, sur comment représenter – ou ne pas représenter – la Shoah. « L’ampleur des massacres et la dimension industrielle de l’extermination de masse, et le fait que l’extermination soit un objectif idéologique de l’Allemagne, et non une conséquence d’un traitement inhumain, comme avec l’esclavage, rend le sujet toujours sensible au moment de sa représentation », explique Claire Kaiser, maîtresse de conférences et spécialiste de l’Allemagne et du cinéma à l’Université Bordeaux-Montaigne.
Même analyse d’une unicité de ce crime chez Remy Besson, historien à l’université de Montréal et spécialiste de la représentation de la Shoah au cinéma : « Il n’existe aucune archive qui filme l’intérieur d’une chambre à gaz, tout n’est donc que spéculatif et pose la question : comment représenter ce qui n’a jamais été représenté ? ». C’est notamment le parti de Claude Lanzmann, réalisateur du documentaire Shoah : Il n’existe pas d’image des gazages, et il ne faut pas en créer.
Filmer ce qui n’a jamais été filmé
Le débat se posait dès la Seconde Guerre mondiale : « Déjà, les témoins se posaient la question dans les ghettos de comment rapporter l’innommable », retrace Hélène Camarade, professeure en études germaniques à l’université Bordeaux-Montaigne.
Ce qui fait de la représentation au cinéma un sujet aussi brûlant, là où les représentations du génocide par la bande dessinée – notamment avec Mauss d’Art Spiegelman – ou dans la littérature ont suscité des réactions moins vives. « Dans la représentation par le dessin ou par le roman, il y a une mise à distance d’emblée par le médium, ce qui n’est pas le cas avec le cinéma. Le pouvoir manipulateur extrêmement fort de l’image rend le spectateur plus passif », explique Claire Kaiser. Remy Besson poursuit : « Il ressort plus facilement de la pellicule un aspect documentaire, qui instaure ce qui est vu comme une vérité historique et non comme une fiction ».
Peut-on laisser le spectateur s’attendre à un gazage ?
En 1993, dans La liste de Schindler, Steven Spielberg semble briser le « tabou » en emmenant sa caméra à l’intérieur d’une chambre à gaz, où est parqué un groupe de femmes juives nues, cheveux coupés. Du moins, le fait-il croire au spectateur. En réalité, la scène finit par un retournement de situation. Il s’agit de vraies douches, et c’est de l’eau qui jaillit, et non du Zyklon B. Si elle contourne donc l’absolue horreur, une telle scénarisation de l’Holocauste a provoqué l’ire de nombreux commentaires. Peut-on laisser le spectateur « s’attendre » à un gazage, et jouer sur cette attente ?
« La mort de 3.000 personnes, hommes, femmes et enfants asphyxiés ensemble dans une chambre à gaz d’un des crématoires d’Auschwitz défie à la lettre toute représentation et défie à la lettre toute fiction […] Alors, on me dira »Bon Spielberg n’a pas fait cela ». C’est tout à fait vrai, mais il a fait croire qu’il allait le faire. Et je considère que c’est une grave faute. » Claude Lanzmann, 1994. »
Louis Skorecki, critique de cinéma français, reproche lui aussi au réalisateur de filmer « les déportés juifs traqués par les nazis comme il filmait les enfants pourchassés par les dinosaures dans Jurassic Park ».
« Cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris »
Des critiques qui rappellent celles, encore plus véhémentes, reçues par le réalisateur Gillo Pontecorvo. En 1960, dans son film Kapo, l’une des premières fictions sur le sujet, un mouvement de caméra esthétisé sur une déportée se suicidant sur des barbelés choque une partie de l’opinion et des critiques. Dans les Cahiers du cinéma, un article sobrement intitulé De l’abjection juge le réalisateur : « L’homme qui décide, à ce moment-là, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. »
Aujourd’hui, de telles critiques morales semblent parfois anachroniques. « On peut estimer qu’il y a une forme d’accoutumance, une fois que le tabou a été transgressé une fois, cela choque forcément moins la seconde fois », rappelle Hélène Camarade, qui voit dans La Chute, film allemand de 2004 retraçant la vie d’Adolf Hitler, « rentrant dans ses faiblesses et son humanité », le passage symbolique d’un cap et d’un changement d’époque.
« Il y a surtout un effet générationnel, reprend-elle. Le nazisme et l’Holocauste sont un sujet moins central, tabou et sensible pour les nouvelles générations. » Le temps faisant son œuvre, « un certain nombre de tours de contrôle et de sentinelles morales ont disparu », rajoute Ophir Lévy, maître de conférences en études cinématographiques à l’Université Paris-8 et auteur de Puissance politique des images. Notamment Claude Lanzmann, décédé en 2018.
Le cinéma atténue-t-il la réalité de la Shoah ?
Si la question morale est moins centrale que par le passé, la représentation de la Shoah au cinéma pose toujours questions. « Devant les films sur le sujet, il y aura toujours des remous et des polémiques », estime Claire Kaiser. Notamment, celle d’atténuer la Shoah. Dans une interview, Steven Spielberg a ainsi reconnu qu’il avait été forcé d’adoucir le comportement et de gommer certaines exactions de son personnage d’Amon Göth, commandant du camp de concentration, par rapport aux faits historiques, car aucun spectateur n’aurait jugé ça crédible. « Le réel n’est pas nécessairement vraisemblable au cinéma », explique Ophir Lévy, « il peut y avoir dans le réel un excès qui serait imputé à un scénariste voulant en faire trop ». Or, Spielberg « étant un très bon cinéaste, il sait ce que le public est prêt à croire ou à ne pas croire, et va donc adopter son film à ce critère-là, et non pas à la réalité historique, quitte à la trafiquer. »
Il en va de même pour la quête de sens, indispensable pour un bon scénario, mais bien absent des faits. Certes, La vie est belle de Roberto Benigni (1997) précise d’emblée qu’il s’agit d’une fable et contourne directement de la véracité. Mais « montrer un personnage qui donne un sens à son sacrifice, en sauvant le regard sur le monde de son fils, nie une réalité de la Shoah. Il n’y avait aucun sens possible dans la Shoah et aucun noble sacrifice réalisable. C’était une extermination », explique Hélène Camarade.
Tromperie de la réalité ou porte d’entrée nécessaire ?
De manière plus ou moins pernicieuse, le cinéma a ainsi déjà modifié notre imaginaire sur la Shoah. « La représentation cinématographique emprunte beaucoup à l’imagerie concentrationnaire – pyjama rayé, dortoir, etc – même pour traiter la réalité génocidaire, qui est un assassinat immédiat, décrypte Ophir Lévy. Dans l’esprit de beaucoup, la confusion domine entre camp de concentration et d’extermination, ce qui peut créer une atténuation de la réalité. »
Reste que ces films, aussi imparfaits qu’ils soient, ont aussi leurs défenseurs. Hélène Camarade reprend le cas de La vie est belle, « beaucoup d’enseignants ont déclaré que c’était une très bonne porte d’entrée pour de jeunes élèves, dans le sens où le film ne montre pas grand-chose de choquant, mais permet de poser des questions et de dissocier ensuite en classe le vrai du faux ».
La Shoah n’a jamais cessé d’être filmé au cinéma
En 2024 sort La zone d’intérêt, film qui fait le choix de ne jamais filmer l’intérieur du camp, toujours montré de l’extérieur, ou en hors-champ. A force de montrer le tabou, le vrai pari artistique est-il devenu de le cacher ? « Je pense que ce film reste une exception, et non une nouvelle tendance, nuance Claire Kaiser. Des prochaines productions continueront probablement de filmer »de l’intérieur ». Surtout dans une époque artistique où il faut tout montrer et jouer la surenchère du réalisme à outrance ».
Notre dossier sur Auschwitz
D’autant qu’il y a une confusion, estime Hélène Camarade : « La Shoah n’est pas hors champ dans ce film. On l’entend – cris, sons du four, bruits de balles –, tout comme on en voit les conséquences – flammes, cendre dans la rivière… » Un constat qu’on peut étendre à beaucoup de films, pour Ophir Lévy : « Ce n’est pas parce que la Shoah n’est pas visible à l’écran qu’on ne la filme pas. On utilise bien des acteurs pour les cris ou les sons des balles… La culture de l’image prévaut tellement qu’une représentation qui ne serait pas visuelle n’est pas prise en compte, pourtant oui, beaucoup de films ont montré la Shoah. »
Et en réalité, des plans visuels à l’intérieur d’une chambre à gaz en action ont déjà été tournés au cinéma. L’historien en dénombre au moins cinq, toutefois souvent dans des films mineurs. Le tabou « ultime » est tombé, prouvant par ailleurs que oui, définitivement, le cinéma peut « oser » le faire. Sans répondre à la question : le devait-il ?