France

Mort de Bertrand Blier : Regarder « Les Valseuses » et voir la culture du viol

La mort de Bertrand Blier, ce mardi, à l’âge de 85 ans, pousse, en matière de traitement journalistique, à se replonger dans sa filmographie. L’exercice n’est pas des plus confortables car nombre de ses films célébrés en leur temps – non sans faire l’objet de critiques parfois virulents à l’époque – se heurtent aux regards de 2025, bien mieux sensibilisés à la question des violences sexistes et sexuelles que ceux d’il y a plus de quarante ans.

L’AFP titre ainsi une de ses dépêches « Une page du cinéma d’avant MeToo se tourne », avant de se livrer à un numéro de prose équilibriste évoquant un cinéaste « anticonformiste et irrévérencieux » dont « l’œuvre essuie aujourd’hui des critiques pour sa misogynie ou la façon dont il met en scène la domination masculine ».

Il « aimait les femmes, mais les faisait maltraiter par ses mecs »

Les acrobaties stylistiques se retrouvent aussi dans plusieurs hommages officiels. La ministre de la Culture Rachida Dati souligne ainsi que Bertrand Blier a « offert des rôles iconiques aux plus grands », tout en précisant « dans des films qui s’inscrivaient dans leur époque ». Sous entendu : autre temps, autres mœurs. Gilles Jacob, ancien président du Festival de Cannes, dans un message à l’AFP, parle d’un réalisateur « aussi bien […] cynique que provoquant », qui « aimait les femmes, mais les faisait maltraiter par ses mecs ». Il applaudit les « trouvailles sidérantes » en même temps que l’ « exposition osée de certaines mœurs révoltantes ».

Le journaliste Pierre Lescure, qui a lui aussi été président du Festival de Cannes, déclare de son côté aimer « sa manière de pousser les situations, les malaises et les rires ». Et d’ajouter : « Il poussait loin les caractères (trop, dira-t-on aujourd’hui, mais c’était hier). »

« C’était hier », soit, par exemple, 1974, année de sortie des Valseuses, le deuxième long métrage de fiction de Bertrand Blier et son premier grand succès avec plus de 3 millions d’entrées dans les salles malgré son interdiction aux moins de 18 ans. Il s’agit d’un road-movie suivant les pérégrinations de deux voyous, Jean-Claude et Pierrot, incarnés par Gérard Depardieu et Patrick Dewaere, qui, entre deux larcins, agressent sexuellement des femmes. Une réplique entre dans la mémoire collective – « On n’est pas bien ? Paisibles, à la fraîche, décontractés du gland. On bandera quand on aura envie de bander » – et le film se trouve instantanément auréolé d’un statut culte.

« Que ça prête à rigoler, c’est un problème »

Culte, mais pas pour tout le monde. « Ce qui me paraît problématique, c’est la question du point de vue. Les deux personnages principaux sont des antihéros, mais ils sont quand même plutôt sympathiques », souligne auprès de 20 Minutes Clémentine Gallot, journaliste spécialiste des questions de culture et de genre, résumant l’opinion de nombre de spectateurs et spectatrices que Les Valseuses perturbe.

« Le problème, ce n’est pas de montrer la violence, même la violence sexuelle, la mort ou je ne sais pas quoi », poursuit-elle, donnant l’exemple d’Orange Mécanique de Stanley Kubrick, sorti en 1972, qui livre ces aspects dans toute leur dureté.

« « Dans Les Valseuses, ce qui est très dérangeant, c’est que les agressions et les viols sont présentés de manière triviale, parce que c’est quand même une comédie. Que ça prête plutôt à rigoler, pour moi, c’est un problème. Même si dans les films de Blier, il y a toujours quelque chose d’un peu sinistre et que ce n’est pas non plus de la franche rigolade très légère. Il n’empêche, la manière dont les actes sont filmés ne permet pas du tout de saisir la gravité des faits. Et le fait de ne pas montrer la gravité de ces actes, pour moi, cela participe de la culture du viol. » »

En 2024, dans « Quelle Epoque ! », sur France 2, Brigitte Fossey, qui joue dans Les Valseuses une jeune mère abordée par Jean-Claude et Pierrot dans un train et dont elle devient la victime, a confié ne plus pouvoir regarder la séquence où elle apparaît. « Parce que c’est une agression, explique-t-elle. Quand une fille est troublée, elle est vulnérable, elle ne peut pas se battre. Ça ne servirait à rien de se battre puisqu’il y a deux personnes très fortes qui peuvent lui casser la gueule et faire ce qu’elles veulent. C’est une scène sur le trouble. Je ne connais pas une seule fille, une jeune fille, qui n’a pas été troublée à un moment donné par un geste déplacé d’un homme plus âgé. La véritable agression, c’est d’agresser le libre arbitre, d’agresser l’âme, d’agresser la volonté. »

Une libération sexuelle « à sens unique »

L’an passé également, sur Europe 1, Miou-Miou, autre star du film, a raconté l’un de ses mauvais souvenirs du tournage, concernant une scène d’autostop : « Blier vient et il me dit : « Regarde, tu vas soulever ta jupe, tu vas soulever ton tablier et là, tu n’auras pas de culotte ». C’était très humiliant. Je veux dire, il y avait quelque chose qui était un peu… Pas vraiment humiliant, mais bon… », a-t-elle déploré au micro.

Dans la France de l’après Mai-68 – où l’indulgence, pour ne pas dire la complaisance, envers les crimes sexuels était courante notamment dans les médias, comme l’a rappelé l’affaire Matzneff-, Les Valseuses semblait faire souffler un vent de subversion, dans l’air du temps.

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« On a beaucoup parlé du fait que c’était un film sur cette génération, sur la libération sexuelle mais, dans le film, on voit bien que la libération sexuelle, elle ne fonctionne qu’à sens unique, que pour les hommes », note Clémentine Gallot. Elle rappelle ensuite qu’à un moment, Jean-Claude viole Pierrot. Mais que cela reste hors-champ. « Toutes les agressions de femmes apparaissent à l’écran, là, la scène est coupée. Cela dit qu’il y a un malaise autour de cet aspect. Par ailleurs, quand les hommes s’agressent entre eux, il y a aussi une dimension punitive. Il y a quelque chose de l’ordre de la domination masculine qui se joue. »

Les Valseuses est-il devenu un film irregardable ? « On n’est pas obligé de s’interdire de le voir ou de le revoir, estime la journaliste. Cependant, le porter aux nues aujourd’hui, sans outillage critique et sans l’accompagner d’un discours critique pour lui donner du contexte et l’expliquer, ça me paraît plus compliqué. Il ne faut pas le censurer mais il faut en discuter. »