« On n’a plus le temps de lire »… Croulant sous les livres, ces librairies décrètent la trêve des nouveautés
Impossible d’y échapper en cette rentrée littéraire d’hiver. Sur les tables de toutes les librairies de France, on retrouve cette année, en têtes de gondole, les derniers livres de Vanessa Springora, Leïla Slimani, Pierre Lemaître, Lola Lafon ou d’Haruki Murakami, l’auteur japonais régulièrement pressenti pour le prix Nobel de littérature. « Ce sont les romans les plus attendus donc on ne peut pas ne pas les avoir », souligne Mathilde Charrier, libraire au Rideau Rouge, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Et puis il y a tous les autres, passés sous les radars et noyés dans la masse, dont les lecteurs n’entendront vraisemblablement jamais parler.
Car cette rentrée de janvier et février est encore très copieuse, avec 507 romans à paraître. Soit 48 de plus qu’à la rentrée d’automne, où 459 nouveaux titres avaient déjà débarqué dans les libraires, entre la mi-août et octobre. « Cela ne s’arrête jamais de toute façon, car il y a plus de 300 nouveautés qui sortent chaque jour tous domaines confondus et plus de 68.000 sur une année », poursuit la libraire. En vingt ans, la production littéraire s’est en effet emballée avec une hausse de plus de 50 % du nombre de titres édités.
« Sortir du flux et s’autoriser une respiration »
Sur les étals, difficile donc de s’y retrouver pour les lecteurs parmi cette profusion de livres. « On sait que le secteur ne se porte pas très bien avec des ventes qui ont reculé l’an dernier, mais on continue de produire toujours plus de livres, c’est aberrant », se désolent Ayla et Solveig, gérantes de la librairie La Nuit des temps, à Rennes. Dans le milieu, les langues commencent d’ailleurs à se délier pour dénoncer cette surproduction. « Nous appelons à une baisse drastique, indiquait en juin 2024 Amanda Spiegel, vice-présidente du syndicat de la librairie française. Ce serait une mesure très saine pour toute la profession, pour l’environnement et pour les lecteurs ».
Si cet appel est pour l’heure resté vain, certains acteurs ont décidé d’agir pour stopper – ou tout du moins faire ralentir – cette course effrénée à la nouveauté. A l’initiative de l’association pour l’écologie du livre, une vingtaine de librairies indépendantes ont décrété de janvier à juin 2024 une trêve des nouveautés, pour « sortir du flux et s’autoriser une respiration d’abord, interpeller l’interprofession ensuite », selon cet appel à la trêve.
Redonner un sens au métier de libraire
Cette dernière a pris des formes multiples dans ces librairies françaises et belges entrées en résistance. Certaines ont choisi l’option radicale en refusant toute nouveauté dans leurs rayons, quand d’autres ont choisi de faire « une trêve du superflu » ou de la faire les mois pairs ou impairs, comme la librairie Le Rideau Rouge. Une pause salvatrice pour Mathilde Charrier, soucieuse de redonner un sens à son métier et de ralentir pour mieux vendre. « Et de pouvoir lire mieux, aussi, sans être paralysée par la pile de livres qui s’amoncellent, témoigne-t-elle. Cela permet de mettre en avant d’autres maisons d’édition et de travailler notre fonds, qui est l’identité d’une librairie ».
On l’imagine, cette trêve des nouveautés n’a pas fait que des heureux chez les éditeurs et les distributeurs. « Mais en dialoguant avec eux, on se rend compte que tout le monde partage ce constat qu’on produit trop de livres », assure la jeune femme. Pour les librairies frondeuses, le risque était aussi de voir leurs clients changer de crémerie. Au contraire, elles ont mieux vendu que sur la même période en 2023, avec une hausse des ventes de 1,7 %. « C’est compliqué de s’extraire de ce système, mais cela prouve qu’il est possible de faire les choses différemment », se réjouit Mathilde Charrier.
Des livres détruits sans avoir été lus
Une autre façon de faire à laquelle aspiraient Ayla et Solveig, fatiguées de devoir sans cesse déballer des cartons et trouver de la place dans la librairie pour les nouveautés. « Un Tetris permanent », rigole Ayla. « On n’a plus le temps de lire alors que c’est quand même la base du métier pour pouvoir conseiller et défendre ces ouvrages », ajoute Solveig. Pour cette rentrée littéraire d’hiver, les deux libraires ont donc décidé d’y aller piano en ne commandant au préalable aucune nouveauté. « On prépare d’habitude la rentrée trois ou quatre mois à l’avance, racontent-elles. Mais là, on a décidé de prendre notre temps sans se mettre la pression. Et on ne commande, hormis les livres phares de la rentrée, que ce qu’on a aimé. On prend peut-être un risque, mais on a regagné la curiosité et l’enthousiasme que l’on avait perdus ».
Sur les tables de leur librairie, seule une grosse vingtaine de nouveautés de cette rentrée sont ainsi exposées, aux côtés de titres de la précédente rentrée de septembre. « Personne ne l’a encore digérée, donc cela permet de faire vivre ces romans plus longtemps », assurent les deux gérantes, ravies d’avoir cassé cette spirale infernale. « Quand on a goûté à ce rythme, c’est très dur de revenir à l’anormal », concède Mathilde Charrier.
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Salariée de l’association pour l’écologie du livre, la libraire souligne aussi que cette trêve des nouveautés a une portée environnementale. Le taux de retour des nouveautés est en effet considérable, avec 62 % d’entre elles qui sont invendues et repartent donc chez le distributeur, où elles seront détruites. « On met au pilon une quantité astronomique de livres avec tout le gaspillage que cela génère, enragent Ayla et Solveig. C’est le même principe que la « fast-fashion » : on ne fait que jeter et détruire, et il est temps de se remettre en question ».