”On a quand même eu deux cas où des ministres en exercice ont attaqué frontalement des médias, et ça c’est inédit”
La Ligue des droits humains (LDH) publie, ce 16 janvier, son rapport annuel sur l’état des droits humains en Belgique. Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la LDH, et Sibylle Gioe, présidente de la LDH, reviennent sur deux éléments : la présence et la banalisation des discours des extrêmes et les menaces à l’égard de la liberté de la presse.
- Publié le 16-01-2025 à 07h00
- Mis à jour le 16-01-2025 à 07h01
Est-ce qu’au-delà du discours des partis politiques, ce n’est pas aussi la société qui a évolué ? Comme si la population était moins sensible à ces questions et donc les politiques ne feraient, finalement, que suivre ce mouvement des idées ?
Pierre-Arnaud Perrouty : C’est la théorie de l’œuf ou la poule, mais au fond, c’est surtout une question de perception. Le parallèle qu’on a fait pendant la crise de l’accueil, c’est d’imaginer que le ministre des Pensions dise ‘Désolé, il n’y a plus d’argent pour payer les pensions des hommes seuls. Et même si je suis condamné en justice pour ça, nous n’avons pas les budgets pour payer, donc je ne vais pas respecter cette condamnation. Si nous avions eu ce cas de figure, il y aurait eu des manifestations importantes dans les rues, et à juste titre. Dans la réalité, ce qui s’est passé, c’est qu’une ministre a dit que les hommes seuls qui demandent l’asile ne seront plus accueillis alors que c’est un droit. Et on a vu une réaction minimale, c’est vrai. Donc, oui, on peut se demander si la question mobilise moins. Mais c’est justement l’une des raisons pour lesquelles les droits humains doivent être au-dessus de toutes les législations. Et cela implique une obligation positive pour toutes les personnalités politiques, celle de veiller à ne pas alimenter un discours contraire aux droits humains.
Dans votre rapport annuel, vous pointez également la multiplication d’actes ciblant la liberté de la presse. L’année 2024 est-elle particulièrement inédite en la matière ?
Il y a eu des cas auparavant, avec notamment la tentative de Conner Rousseau (président des socialistes flamands, NdlR) de faire interdire la publication d’un article le concernant. Donc s’attaquer à la presse, ce n’est pas quelque chose de neuf. Ce qui a été plutôt inhabituel, l’année dernière, c’est qu’il y a eu plusieurs cas en très peu de temps. Paradoxalement, la presse en a finalement très peu parlé, peut-être par peur d’être considérée comme un peu trop corporatiste. Mais nous souhaitons revenir sur ces cas puisque s’attaquer à la liberté de la presse, c’est s’attaquer aux droits humains.
guillement « On a quand même eu deux cas où des ministres en exercice ont attaqué frontalement des médias, et ça c’est inédit. On ne parle pas de critiques, mais bien d’attaques directes avec l’objectif de censurer un article. Ce fut le cas lorsque la ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden (CD&V), a fait en sorte qu’un article ne sorte pas dans un média. C’est contraire à la liberté de la presse et le simple fait d’essayer (la procédure a échoué, NdlR), c’est très inquiétant, d’autant que la censure est interdite par la Constitution. »
D’où viennent ces pressions que vous pointez ?
De plusieurs endroits, mais celles qui nous interpellent viennent des politiques. Parce qu’on a quand même eu deux cas où des ministres en exercice ont attaqué frontalement des médias, et ça c’est inédit. On ne parle pas de critiques, mais bien d’attaques directes avec l’objectif de censurer un article. Ce fut le cas lorsque la ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden (CD&V), a fait en sorte qu’un article ne sorte pas dans un média. C’est contraire à la liberté de la presse et le simple fait d’essayer (la procédure a échoué, NdlR), c’est très inquiétant, d’autant que la censure est interdite par la Constitution. Il y a également cette affaire entre la RTBF et des huissiers de justice où ces derniers ont considéré que la RTBF était une entreprise et que les contenus qu’elle pouvait diffuser à l’encontre d’autres entreprises pourraient être assimilés à une pratique commerciale déloyale. Suivre ce raisonnement, c’est considérer que les médias sont des entreprises comme les autres, au détriment du devoir d’information des journalistes et du droit à l’information des citoyens. Vous imaginez la gravité d’une telle situation ? La législation permet, quand il y a des fautes, de faire appel à la justice. Mais la censure préalable, c’est non.
Avez-vous des indices qui pourraient expliquer pourquoi ces tentatives de museler la presse semblent s’accélérer ?
Je ne peux m’empêcher de faire un lien avec la première présidence de Donald Trump où il y a eu une sorte de tournant mondial concernant les « fake news », couplé à un bashing incessant contre les médias en vue de les contourner. Il n’y a pas eu d’impact direct en Belgique, mais cela contribue à un climat où les gens se disent qu’il y a un intérêt à se détourner de la presse traditionnelle, tout en ciblant de façon récurrente une pseudo-partialité des journalistes qui seraient liés au pouvoir. Voyez les revirements de X (ancien Twitter) et de Meta (Facebook, Instagram, etc.) qui ne veulent plus modérer leurs contenus, laissant la porte ouverte à la désinformation. Nous sommes dans une période où la recherche de faits est complètement brouillée. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la désinformation est considérée comme une menace hybride pour les démocraties. Plus on arrive à brouiller les messages, moins une démocratie aura une faculté de résilience. Et on revient sur l’importance pour le politique à veiller à ne pas balancer une fake news. Le geste paraît anodin et sans effets, alors qu’il faudra des kilomètres d’articles de journalistes et de réactions d’organisations comme la nôtre pour réhabiliter les faits. C’est un combat sans fin, mais c’est impossible de ne pas le mener.