Syrie : « La désinformation peut conduire à la guerre civile », prévient le journaliste Zouhir Masri
A travers sa série d’interviews « Fake et causes », 20 Minutes vient éclairer les thématiques autour du complotisme, du fact-checking et des enjeux pour la démocratie. 20 Minutes donne la parole à des chercheurs, des chercheuses, des associations, des experts, des expertes ou d’autres membres de la société civile pour ouvrir le débat.
Alors que la Syrie est au cœur des enjeux internationaux après la chute de Bachar al-Assad et l’arrivée au pouvoir des dirigeants d’HTS, nous avons interviewé Zouhir Masri, journaliste syrien basé à Londres, qui travaille notamment pour le média de fact-checking Verify Syria. Il revient sur le travail de journaliste en Syrie et les dangers de la désinformation pour l’avenir du pays.
Comment est né Verify Syria ?
Dans les premières années de la révolution [à partir de 2011], les choses étaient pacifiques, avant de dégénérer en guerre civile. La machine de désinformation du régime Assad avait pour but d’intensifier la violence dans le pays.
Le régime syrien a créé ce que les opposants appellent l’ « Armée électronique syrienne », qui avait l’habitude d’intimider, de cyber-attaquer, de réduire au silence et de dénoncer un grand nombre de militants. C’est l’un des éléments déclencheurs de la création de Verify Syria. Mais le principal sont les campagnes de désinformation, comme celle qui a conduit beaucoup de gens à croire que les rebelles s’étaient bombardés eux-mêmes avec des armes chimiques pour inciter les Américains à attaquer le régime d’Assad.
Comment les journalistes de Verify Syria ont-ils travaillé sous le régime de Bachar al-Assad ?
Le processus de vérification se fait de deux manières. L’une est technique, l’autre est sur le terrain. L’aspect technique comprend les enquêtes en sources ouvertes, notamment avec l’utilisation des outils Osint. Lorsque nous avons des informations, nous essayons en premier lieu d’effectuer des recherches en ligne, en particulier pour les photos et les vidéos.
Mais lorsqu’il s’agit d’informations controversées concernant le gouvernement, par exemple, ou d’un événement survenu dans une ville, une partie de l’équipe est présente sur place. Nous avons aussi beaucoup de gens qui sont originaires de Syrie, mais qui ne s’y trouvent pas actuellement.
Quelles mesures de sécurité avez-vous mises en place pour garantir des conditions de travail sûres à vos journalistes et à vos sources ?
Il y a des mesures de cybersécurité pour nous protéger contre les tentatives de piratage. Pour ce qui est de nos sources, certains parlent sous couvert d’anonymat. Nous ne divulguons aucune information sur eux, même lorsque, parfois, ils font partie du gouvernement, comme c’était le cas dans notre récent article sur le ministre de la Justice [identifié dans une vidéo supervisant l’exécution de deux femmes]. Mais pour être honnête, peu de gens ont peur de s’exprimer dans notre média.
Sous Bachar al-Assad, certains de vos journalistes ont-ils été en danger ?
Nous avions quelques personnes qui faisaient profil bas, et pas seulement pour elles, car plusieurs ont de la famille qui se trouvait également en Syrie. Certains ont donc décidé de ne pas utiliser leur vrai nom. Il y avait un protocole afin de contourner les problèmes de sécurité et de ne pas être pris en flagrant délit en utilisant certains mots, et pour ne pas éveiller les soupçons si quelqu’un consultait leurs messages. Mais, avant la chute du régime d’Assad, tout le monde était en danger, d’une manière ou d’une autre.
Comment la chute de Bachar Al Assad a-t-elle été accueillie par les journalistes syriens ?
La nouvelle de la chutte d’Assad a suscité beaucoup de joie. Mais nous étions, pour être honnêtes, un peu dépassés par la quantité de désinformation qui circulait pendant que nous célébrions. Certaines personnes venaient nous voir pour nous demander : « Pouvez-vous vérifier ceci ou cela ? ». C’est comme si la communauté était maintenant plus consciente du risque que représente la désinformation et qu’elle essayait d’être proactive.
Aujourd’hui, quelles sont les principales sources de désinformation contre lesquelles vous luttez ?
La principale provient des partisans du régime d’Assad. Avant sa chute, il disposait de toute une infrastructure en ligne pour diffuser sa propagande. Cette-ci, bien qu’elle ait été mise en sommeil pendant un certain temps, est à nouveau déployée pour diffuser de fausses nouvelles sur les minorités a propos de meurtres et viols ou d’enlèvements.
Les autres sources de désinformation sont russes. Nous voyons beaucoup de nouveaux réseaux se créer depuis la libération, qui partagent toutes sortes de fausses informations ou du contenu généré par l’IA. Parfois, ils partagent aussi de vieilles informations afin de délégitimer le gouvernement.
De nombreux réseaux irakiens et iraniens sont aussi très actifs dans l’effort de désinformation. Nous avons également vu les efforts des Kurdes du FDS pour diffuser de fausses informations. Tous travaillent à la division, pour faire avancer leur agenda politique.
Avez-vous des informations sur vos lecteurs en Syrie et des retours concernant l’impact de votre travail ?
Nous sommes en communication constante avec notre public, qui nous envoie souvent des messages pour nous faire des retours positifs, ce qui fait chaud au cœur. Les abonnés de notre page Facebook ont été démultipliés.
L’autre point, c’est que l’on commence à impliquer le public davantage, en invitant les gens à travailler sur la Syrie en collaborant avec nous. Environ 2.000 personnes ont répondu à notre appel et se sont portées volontaires pour partager leur expérience sur le terrain, vérifier les faits et protéger l’environnement en ligne. Il y a donc bien une prise de conscience. Mais il y a encore beaucoup à faire.
Le nouveau ministre de l’information a promis la « liberté de la presse et d’expression ». Et avez-vous confiance dans les promesses des dirigeants syriens ?
Jusqu’à présent, nous avons eu des échanges positifs sur notre travail et sur son importance pour la Syrie. Cela dit, il est encore trop tôt pour se faire une idée. Ils ont ouvert des lignes de communication et invité les journalistes du monde entier à venir couvrir la Syrie. Et je pense que c’est un signe de bonne volonté.
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Y a t-il un message en particulier que vous souhaiteriez faire passer ?
Il est important de dire aux lecteurs que paysage numérique Syrien, à cause de la désinformation, devient très polarisé et risque de miner la sécurité du pays. Pour le moment, il n’y a pas de véritable soutien de l’Occident. Mais celui-ci devrait ne pas penser uniquement à la désinformation et à la façon dont elle sert à manipuler les Syriens. Car elle vise aussi à influencer l’Occident. J’ai vu beaucoup de fausses nouvelles en provenance de Syrie qui affectent les décideurs en Europe et en Amérique, orchestrées par la Russie et l’Iran.
Si nous travaillons tous ensemble, non seulement l’environnement en ligne sera sûr, mais la Syrie elle-même le sera. Ne pas se battre contre la désinformation peut conduire à une guerre civile. Comme actuellement au Soudan, malheureusement.