Louis Dubuisson, l’élève de Nivelles qui rencontrera Churchill sur les rives du Rhin
Il y a 80 ans ces jours-ci, le Belge Louis Dubuisson, engagé dans l’Armée américaine, marchait vers le Rhin pour déloger l’armée allemande. Celui qui était élève du Collège Sainte-Gertrude de Nivelles quelques mois plus tôt allait y rencontrer Churchill. Son petit-fils, l’historien Jean-Christophe Dubuisson, raconte sa vie, ainsi que celle de sa famille, marquée par les deux guerres. À travers son récit, c’est l’histoire de nombreux Belges qu’il relate.
- Publié le 12-01-2025 à 12h02
L’écriture est régulière, ciselée, légèrement anguleuse. Certains paragraphes sont à l’encre, d’autres au crayon. Chaque centimètre carré est rentabilisé, et de beaux dessins d’un pont, d’un paysage, d’une construction militaire témoignent d’une vocation d’architecte. Ces petits carnets gris sont ceux que Louis Dubuisson, résistant puis militaire belge, rangeait dans les poches de ses longs manteaux, à l’école secondaire Sainte Gertrude à Nivelles, durant ses mois de résistance ou en compagnie de l’armée américaine, sur le front allemand, il y a 80 ans en ce mois de janvier.
Désormais, c’est son petit-fils, l’historien Jean-Christophe Dubuisson, qui veille sur ces carnets. Après les avoir lus et en avoir discuté avec son grand-père, il en a rédigé un livre d’histoire (accompagné d’un dossier pédagogique pour les écoles) (1). Intitulé Une famille belge dans la tourmente des guerres, son ouvrage relate la vie de ses arrière-grands-parents et de ses grands-parents. Des vies du XXe, d’apparence ordinaire, typiques de la bourgeoisie belge, mais des trajectoires dictées par la grande Histoire : celle de deux guerres. « Scout à Nivelles, élève du Collège Sainte Gertrude, mon grand-père s’attendait-il, à 20 ans, à accueillir Churchill vainqueur, sur les berges du Rhin ? », relève aujourd’hui Jean-Christophe Dubuisson. En retraçant ces vies particulières avec précision et empathie, il relate l’histoire de bien des familles belges.
L’art de manier la bicyclette
« Ma famille est originaire du Borinage. Mon arrière-arrière grand-père tenait une pharmacie à Hornu, la première officine du coron. Il s’appelait Louis (comme s’appellera mon propre grand-père) et il fut hanté toute sa vie par les hommes qui poussèrent sa porte le 4 janvier 1887 alors que, sous terre, dans les galeries de la mine, l’éboulement de l’étage 645 tuait 39 mineurs. »
La famille Dubuisson est attachée à la rude terre du Hainaut. « Mais c’est l’Histoire – la guerre de 14 – qui fit venir mon arrière-grand-père, Maurice, à Bruxelles. » Sur le front, en 1917, à l’âge de 21 ans, celui-ci est victime du gaz moutarde allemand qui abîme ses poumons. Il devra suivre une oxygénothérapie sérieuse jusqu’en 1923, et ne pourra plus travailler dans des lieux confinés. Il fallait donc lui trouver un travail au grand air. « L’armée lui confia une compagnie cycliste basée ici à Bruxelles, à la caserne de Tervuren. Avec ses hommes, ils s’entraînaient dans la forêt de Soignes pour apprendre ‘l’art de bien manier la bicyclette’, celle avec le pignon fixe. »
« Mon grand-père Louis naquit donc dans la capitale en 1924, et grandit dans un milieu très belge. Durant ses vacances, il retrouvait ses grands-parents à Hornu, puis il bénéficia des premiers congés payés dès 1936. Il découvrit la côte et logeait avec les siens à l’hôtel de la Poste de La Panne. On n’imagine plus aujourd’hui la révolution que furent ces premiers congés payés. On montait en train, on admirait la mer, on habillait les enfants – presque sur leur 31 – pour aller sur la plage. Les papas mettaient des cravates… »
La saison des amitiés
Puis revient la guerre. Maurice retrouve le chemin des combats et descend avec sa compagnie jusque dans le sud de la France. Après la capitulation belge, il désire rejoindre sa famille et prend la route du nord. L’histoire sera de nouveau plus forte que lui. En Bourgogne, des gardes allemands l’arrêtent. Par fidélité à l’armée, il avait gardé son uniforme. Ce n’était pas prudent. Il est conduit dans une prairie avec de nombreux autres hommes. Quelques heures plus tard, un « wagon à bestiaux » l’emmène pour cinq années de captivité en Allemagne.
« Pour son épouse Anne-Marie et ses trois enfants, dont mon grand-père Louis, l’arrestation de Maurice est un traumatisme. Mon grand-père n’a pas pu pardonner cela aux Allemands. Il n’aimait pas en reparler. Ces premières années de guerre sont d’ailleurs très difficiles. Sans père, il manque de cadre. D’autant qu’à Bruxelles, la famille est soumise à des restrictions alimentaires. Il me disait souvent qu’il faisait tout pour s’endormir le plus vite possible afin de ne pas sentir la faim. Sa mère, Anne-Marie, doit gérer toute seule l’ensemble de la famille. Pour aider son fils, elle l’envoie en pension, au Collège Sainte Gertrude à Nivelles. »
Dans le Brabant, des années de grandes amitiés s’ouvrent pour Louis. L’école est son lieu de vie. Il y a le scoutisme avec son totem « furet généreux », le clan et les routiers, avec ses amis « Coq, Moustique et Grillon » de leurs surnoms, des prêtres dévoués qui étaient leurs professeurs et le marquèrent beaucoup… Ses carnets gris témoignent du grand air d’alors, des échappées entre amis, dans la campagne. « Un soleil radieux, écrit-il, un ciel pur… un simple talus… une route… une bordure d’herbes folles et fraîches… bref, un paradis. Heureux d’être ensemble, de parler à cœur ouvert dans cette nature simple et pure qui grise leur noble cœur, gonfle leurs jeunes poumons et attire sans cesse leurs yeux intrépides. »
« Mon grand-père garde de ces années une ligne de conduite et des convictions très fortes, un peu à l’ancienne, constate Jean-Christophe Dubuisson. Dans ses carnets on retrouve beaucoup d’extraits d’évangile ou de larges paragraphes issus de la littérature. Je crois d’ailleurs que les livres influençaient fortement ces générations. Lors de la bataille de l’Ardenne, quelques années plus tard, les hommes récitaient Hugo, dont son fameux poème sur la neige évoquant la campagne de Napoléon en 1812. ‘Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche…’ Mon grand-père connaissait par cœur ces lignes. Et son héros était Cyrano. »
La traversée du vieux lion
En 1943, en rhéto, Louis Dubuisson entend une garnison allemande frapper aux portes du Collège. Ceux-ci le convoquent au travail obligatoire. Il est le premier élève de Nivelles à y être appelé. Par courrier, son directeur lui permet d’échapper à ce devoir, notifiant qu’il doit terminer sa scolarité, mais il sent que l’étau se resserre. Il entre alors dans la résistance et s’affilie à l’Armée secrète où il retrouve des camarades de son père qui le prennent sous leur aile. « Ils ne lui confient pas directement des missions très dangereuses, mais lui demandent de transporter des messages à travers la campagne. Son carnet retrace quelques expéditions périlleuses. Avant chaque départ à vélo, il trace les paysages, en réalise les plans, mentionne l’altitude des lieux, des routes. En cas d’un barrage allemand imprévu, il veut toujours emprunter le chemin qui descend. Un jour, à l’entrée de Neufchâteau, cela lui a permis de fuir à travers une sapinière où les jeeps ne pouvaient passer. » Louis progresse dans la résistance, échappe à la mort, mais pas deux de ses meilleurs amis, tués par les Allemands.
Après la Libération, mi-septembre 1944, Louis décide de s’engager au sein des armées alliées qui font appel aux forces belges pour poursuivre les nazis jusqu’en Allemagne. « Pourquoi s’engage-t-il encore, comme le feront 50 000 volontaires de guerre ? Malgré la mort d’amis très chers, je crois que son oui fut assez naturel, spontané ; patriote. Il acquiesce à ce destin qui se dessine devant lui. Et puis il voulait voir son père revenir de captivité. Et il avait sans doute le rêve de le libérer lui-même ».
Reconnu comme résistant, il ne doit pas suivre de formation à l’étranger et est directement incorporé, le 14 décembre 1944, dans la neuvième armée américaine. Le 16, sa section qui roule vers l’Allemagne reçoit l’ordre de tenir le canal Albert. À la stupeur générale, les Allemands viennent de lancer l’Offensive Van Rundstedt qui meurtrit l’Ardenne et bouscule le plan des alliés.
Bastogne libérée, il reprend en janvier le chemin de l’Allemagne, marche sur Aix-la-Chapelle et s’avance vers le Rhin. En mars, ce sont 100 000 soldats alliés qui cherchent à le traverser. Le jeune Louis lève alors les yeux vers le ciel, à hauteur de Wesel, et assiste, estomaqué, « à une formidable opération aéroportée », écrit-il dans ses carnets. « Des avions. Des avions. Des avions en quantité invraisemblable. Comme on était contents de voir tous ces avions remplis de parachutistes franchir le Rhin par les airs, avant qu’on nous demande de le franchir avec les embarcations d’assaut. »
Puis survient une surprise qui jalonnera sa mémoire. Un peu avant midi, ce 24 mars 1945, alors qu’il garde un pont de fortune, un avion traverse le ciel et forme un grand C : Churchill approche. Dans le brouillard, Louis voit apparaître ce « vieux lion » trônant sur une embarcation, un cigare coincé entre les lèvres. Il en descend et demande à la section de Louis l’autorisation de passer outre Rhin. « Le geste du Premier ministre anglais est historique, et mon grand-père, qui le vénérait, n’en revient pas. »
Tout avait été trop dur
Le 8 mai 45, c’est en Allemagne que Louis Dubuisson assiste à la capitulation. Ce n’est pas l’explosion de joie imaginée, l’instant est paradoxal. « On a appris la fin de la guerre, écrit-il. Et, au fond, il faut bien le dire, on n’était pas heureux. On était contents, mais ce n’était pas une vraie joie. C’est très paradoxal. J’avais eu trop de tensions. Des séparations avec mes proches. On a bien sûr tiré en l’air. Mais on était en Allemagne. Il n’y avait pas grand-chose à faire. »
« Tout avait été trop dur pour lui, trop chargé en émotions, note Jean-Christophe Dubuisson. Et l’après-guerre ne sera pas facile. Son père est revenu au domicile familial. Les retrouvailles furent magnifiques, mais le couple de ses parents doit retrouver un rythme de croisière. Mon arrière-grand-mère avait assuré tant de responsabilités, que ce n’était pas aisé de voir son mari vouloir reprendre les rênes de la famille. Maurice, nerveux, s’enfermait dans son bureau pour pleurer. J’aurais peut-être mieux fait de rester, de ne pas revenir…’, écrivit-il un jour. Louis souffrait de cette situation car il voyait que, dans le fond, ses parents s’aimaient. Beaucoup de couples vécurent cette épreuve après-guerre. »
Maurice ne pardonnera jamais aux Allemands. Il mourra en 1969. Louis se marie avec Colette Breuer en 1948, et se lance dans une carrière militaire, chronique pour La Libre et Le Soir, et publie un ouvrage sur la paix nucléaire. Il meurt en 2018, l’épreuve du livre de son petit-fils, qu’il présente ici, sur sa table de chevet.
« J’ai une sœur qui a vécu à Berlin, conclut Jean-Christophe Dubuisson. Mon grand-père Louis n’a jamais voulu aller dans cette ville, car elle symbolisait l’hitlérisme. Trois semaines avant son décès, ma sœur lui présenta sa fille qui est née dans la capitale allemande. Louis a pris son arrière-petite-fille dans ses bras et s’est tu pendant de longues minutes. ‘On l’a quand même concrétisé, ce rêve européen’, finit-il par nous dire avec émotion. »
(1) « Une famille belge dans la tourmente des guerres », Jean-Christophe Dubuisson, Éditions Racine.