« Emilia Pérez » : Vision du Mexique, représentation trans… Le film de Jacques Audiard s’attire des critiques
Après avoir glané le prix du jury et un prix d’interprétation féminine collectif au dernier Festival de Cannes en mai, Emilia Pérez a triomphé aux Golden Globes dimanche. Le long métrage de Jacques Audiard est reparti de la cérémonie organisée par l’association hollywoodienne de la presse étrangère avec quatre trophées : meilleur film musical ou comédie, meilleur film non anglophone, meilleure actrice dans un second rôle pour Zoé Saldaña et meilleure chanson originale.
Mais, au milieu du concert de louanges, des notes dissonantes n’ont pas tardé à se faire entendre. Ou plutôt à être ravivées. Car la mise en ligne d’Emilia Pérez en novembre sur Netflix, pour les Etats-Unis, le Canada et le Royaume-Uni, avait déjà été accueillie par de nombreuses critiques négatives, reproches et indignations. Le succès aux Golden Globes a donc remis une pièce dans la machine.
« L’exploitation d’une tragédie »
Si vous ne faites pas partie du million de spectateurs et spectatrices à l’avoir vu dans les salles françaises depuis sa sortie en août, sachez qu’il s’agit d’un film tricolore tourné en espagnol. L’héroïne donnant son titre au long métrage est une femme trans qui, après avoir bénéficié d’une chirurgie de réassignation de genre dans le plus grand secret, se construit une nouvelle vie, tournant le dos à son passé à la tête d’un cartel mexicain. Elle tente de se racheter en créant une structure d’aide aux victimes de ces organisations criminelles et à leurs proches. L’intrigue est construite autour de séquences musicales, chantées et dansées, filmées avec une audace formelle parfois déroutante.
Cité par la BBC, le critique de cinéma mexicain Gaby Meza reproche au film « d’exploiter, à des fins de divertissement, la tragédie que vit le Mexique avec le trafic de drogue et les disparitions dans ce contexte de violence ». Comme le rappelle le Guardian, le Mexique enregistre chaque année quelque 30.000 homicides et plus de 100.000 personnes y sont portées disparues. Emilia Pérez fait donc grincer des dents pour son manque de sensibilité et de tact. Ironie de l’histoire : s’il fait couler beaucoup d’encre au Mexique, le film n’y est pas encore sorti sur les écrans. Beaucoup de Mexicains se font ainsi un avis en lisant la presse étrangère ou sur la foi d’extraits postés sur les réseaux sociaux.
Il n’en demeure pas moins que certains motifs d’indignation reposent sur des critères factuels. A commencer par le fait que les principaux personnages sont des Mexicaines mais qu’elles sont incarnées par des actrices d’autres pays, à l’exception d’Adriana Paz. L’héroïne principale est interprétée par l’Espagnole Karla Sofía Gascón, tandis que les protagonistes secondaires sont jouées par les américaines Zoé Saldaña et Selena Gomez. Aussi, après avoir été prévenu par la directrice de casting que ces dernières avaient un fort accent lorsqu’elles s’expriment en espagnol, Jacques Audiard a modifié le scénario pour indiquer que leurs personnages n’étaient pas de nationalité mexicaine.
« Personne au courant n’était impliqué »
Auprès de Deadline, le Mexicain Rodrigo Prieto, directeur de la photographie nommé aux Oscars l’an passé pour son travail sur Killer of The Flower Moon de Martin Scorsese déclare avoir trouvé le film « inauthentique » et résume ainsi l’impression de nombre de ses compatriotes. « Cela me dérange vraiment. Surtout quand le sujet est si important pour nous, Mexicains, déplore-t-il. Pourquoi ne pas embaucher un décorateur mexicain, un costumier ou au moins quelques consultants ? […] Vous ne verriez jamais sur une prison une pancarte indiquant « Cárcel », il serait écrit « Penitenciaria ». Ce ne sont que des détails, mais cela me montre que personne au courant n’était impliqué. »
Le film a en effet été tourné en région parisienne, dans les studios de Bry-sur-Marne. « Je n’ai pas étudié [le Mexique] tant que ça. Ce que j’avais à comprendre, je le savais déjà un peu », a déclaré Jacques Audiard en interview et l’extrait vidéo qui tourne sur les réseaux sociaux nourrit bien des crispations.
Le chercheur et philosophe espagnol Paul B. Preciado, lui, voit dans Emilia Pérez un « amalgame chargé de racisme, de transphobie et d’exotisme anti-latino », comme il l’écrit ce jeudi dans le quotidien El Pais. En octobre, dans sa chronique signée pour Libération, il sortait déjà la sulfateuse : « Audiard se rêve en Demy, Almodóvar ou González Iñárritu sur fond de Notre Dame de Paris au Mexique, mais sans partager ni le regard, ni l’expérience trans, queer et mexicaine, il finit par nous embarquer dans un voyage de tourisme trans-raciste. Plus on avance dans le film plus on s’enfonce dans d’un parc d’attractions trans-mexicain kitch […] »
« Un retour en arrière pour les représentations trans »
Le philosophe dénonce ainsi l’instrumentalisation des personnes trans et de leurs vécus, en général au cinéma, et en particulier dans Emilia Pérez : « Nous avons une histoire, des histoires, qui n’ont pas été racontées et qui ne peuvent pas l’être par Audiard malgré son talent de cinéaste. » Glaad, association états-unienne de veille médiatique sur le traitement des sujets liés aux personnes LGBT+, affirme que ce film « est un retour en arrière pour les représentations trans » au cinéma.
Notre dossier sur la transidentité
Sur le site britannique PinkNews, la journaliste trans Amelia Hansford trouve Emilia Pérez « d’une absurdité médiocre, fallacieuse et nuisible ». « La transition de genre n’est pas une décision morale, et le fait de transitionner ne peut à lui seul vous absoudre de votre passé. Ce n’est ni une mort, ni une renaissance », souligne-t-elle au sujet de la trajectoire qu’offre le scénario à son héroïne principale. Héroïne qui, aux yeux de cette rédactrice, s’impose comme « un personnage trans psychopathe » de plus dans l’histoire du cinéma.
Une incidence dans la course aux Oscars ?
L’actrice Karla Sofía Gascón, elle-même trans, explique à longueur d’interviews avoir aidé Jacques Audiard à peaufiner certains points du scénario. « L’expérience trans n’est pas la même pour tout le monde : mon expérience trans est différente de celle des autres », déclare-t-elle dans les pages de Vanity Fair. Plus véhémente, elle lâche aussi aux détracteurs : « Si vous ne l’aimez pas, allez faire votre propre film. Allez créer la représentation que vous voulez voir. »
Les reproches formulés à l’encontre d’Emilia Pérez, et leur médiatisation, peuvent avoir des conséquences sur la campagne du film pour les Oscars. Il y a de fortes chances pour qu’il décroche des nominations dans plusieurs catégories – y compris dans celle du meilleur long métrage non anglophone où il pourrait représenter la France. Le suspense sera levé sur ce point le 17 janvier. Ensuite, ce sera aux membres de l’Académie de voter et certains seront peut-être influencés par le bad buzz. Une chose est sûre : si, le 3 mars, Emilia Pérez repart de la cérémonie des statuettes plein les bras, tout le monde n’aura pas le cœur à s’en réjouir.