France

Mort de Jean-Marie Le Pen : Quand le fondateur du Front national est devenu un personnage de roman

L’un des plus longs feuilletons judiciaires pour une œuvre littéraire de ces dernières années ! En août 1998, Mathieu Lindon, journaliste à Libération et auteur aux éditions P.O.L, publie son dixième roman intitulé Le Procès de Jean-Marie Le Pen, qui raconte le procès fictif d’un militant du Front National, et met en scène son fondateur, décédé ce mardi à l’âge de 96 ans. Le patron du FN s’empresse de faire interdire un roman pour diffamation, à la fin de la même décennie. Chronique d’un procès imaginaire et d’une bataille juridique réelle.

Le Jean-Marie Le Pen fictif du roman de Mathieu Lindon

Le titre du roman est trompeur. Ce roman ne raconte pas le procès de Jean-Marie Le Pen, mais narre le procès fictif d’un jeune homme, Ronald Blistier. Un soir, alors qu’il collait des affiches du FN, ce jeune militant a abattu froidement un homme, Hadi Benfartouk, en raison de ses origines maghrébines.

Le narrateur du roman n’est autre que l’avocat de la défense du militant FN, maître Mine, juif, homosexuel et de gauche. Sa stratégie est de faire du procès du jeune homme celui du président du FN. Lors de sa plaidoirie, il fait valoir que son client a agi sous l’influence de l’homme politique, qui incite ses partisans à commettre des actes violents, haineux et racistes. Le roman explore ainsi de manière fictionnelle les conséquences possibles du discours du Front National sur ses sympathisants. En mélangeant fiction et réalité, il offre une réflexion sur la société française et les enjeux du racisme.

Le roman suit les diverses étapes et délibérations du procès de Ronald Blistier, ainsi que les comptes rendus ou déclarations dans la presse. Le Jean-Marie Le Pen fictif apparaît très peu dans le roman, toujours de façon brève : lors de conférences de presse sur le procès ou lors d’allocutions publiques à la suite des manifestations entourant le procès.

Le roman de Mathieu Lindon est « donc d’un produit hybride que l’on pourrait appeler, dans le langage des juristes, une fiction du réel, qui se situe dans un entredeux entre fiction et non-fiction », analyse Anna Arzoumanov, maîtresse de conférences en linguistique et littérature françaises à l’Université Paris Sorbonne, dans son article « Le discours indirect libre au tribunal. Aperçu de la jurisprudence contemporaine en droit de la presse ».

Le procès en diffamation du réel Jean-Marie Le Pen

« Le texte se révèle être davantage un espace de réflexion qu’un texte à charge – bien plus axé sur l’homosexualité, le racisme et la psychologie des foules que sur Le Pen en particulier », décrypte Anne-Marie Duquette dans son mémoire intitulé « Le procès de Jean-Marie Le Pen : une œuvre engagée et transgressive en procès ».

Pourtant, quelques mois seulement après la parution du roman, le véritable Jean-Marie Le Pen et le Front national intentent un procès pour diffamation contre Mathieu Lindon et son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens. Jean-Marie Le Pen estime que six passages du roman sont préjudiciables, notamment lorsqu’il est qualifié de « chef de bande de tueurs ».

La première audience a lieu le 18 décembre 1998 devant la 17e chambre correctionnelle tribunal de grande instance de Paris. La sentence tombe le 11 octobre 1999 : quatre passages sont jugés diffamatoires. L’écrivain et son éditeur sont condamnés à payer des dommages et intérêts et une amende à l’Etat. Le livre de Mathieu Lindon est retiré de la vente.

Le soutien de la communauté littéraire de l’époque

Ce procès fait réagir la communauté littéraire de l’époque. De nombreuses plumes s’élèvent pour soutenir les deux hommes de lettres : Marie Darrieussecq dans Libération, Josyane Savigneau et Philippe Sollers dans Le Monde, Jacques Henric dans L’Humanité. « Les passages du livre Le Procès de Jany Le Pen, pour lesquels Mathieu Lindon et son éditeur ont été condamnés, ne sont pas diffamatoires. Nous sommes prêts à les écrire dans un roman. Nous écrirons contre Le Pen », signent 97 intellectuels et écrivains dont Annie Emaux, Amélie Nothomb, François Bon ou encore Éric Chevillard le 16 novembre 1999 dans une pétition parue dans Libération.

À la suite à la parution de cette pétition, le directeur du quotidien, Serge July, est poursuivi à son tour pour diffamation. Le tribunal correctionnel de Paris le reconnaît coupable en 2000 et le condamne à une amende et à des dommages et intérêts. L’homme de presse devient le troisième requérant pour les procès suivants.

Un cas d’école des procès littéraires

Les requérants invoquent l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme sur la liberté d’expression, appuyant l’idée qu’« il appartient à des œuvres de fiction de se faire le reflet de controverses sur la responsabilité morale du Front national et des idées de son chef dans la commission de crimes racistes ». Que ce soit en appel ou en cassation, la cour abonde dans le sens du premier verdict établi par le tribunal de grande instance.

L’affaire ira jusque devant la Cour Européenne des droits de l’homme (CEDH) en 2007. Cette dernière instance déboute les trois requérants. « Bien que l’intrigue soit imaginaire, le président de Front national, personne réelle, est le « pivot » autour duquel évoluent et se définissent les personnages imaginaires – et que les idées, les discours et les faits et gestes de M. Le Pen y sont décrits au plus près de la réalité », argumente la CEDH. « Si on pousse à son terme la logique de ce jugement, ça veut dire que l’écrivain n’a pas à s’occuper du réel. Si l’écrivain ne peut pas s’occuper du réel, il ne peut pas écrire », déplore l’écrivain interrogé par France Info à la suite du décès du fondateur du FN.

« Le Procès de Jean-Marie Le Pen de Lindon est devenu l’emblème de la fiction poursuivie pour diffamation. Si le roman en lui-même n’a pas eu énormément d’échos à sa sortie, le procès du Procès a, quant à lui, été retentissant », conclut Anne-Marie Duquette. Cette affaire est abondamment citée et analysée dans les ouvrages et articles juridiques ou littéraires abordant la question des procès littéraires. Un cas d’étude pour les chercheurs qui s’intéressent aux limites de la fiction et à la liberté de création et d’expression. Qui aurait cru que Jean-Marie Le Pen avait tant en commun avec Madame Bovary ?