« La balle la plus dramatique », avec Eric Perrot dans la tête d’un biathlète aux portes du 20/20
Eric Perrot est la valeur montante du biathlon français. En fin de saison 2023-2024, il a permis à la France de mettre fin à deux ans de disette en remportant le sprint de Soldier Hollow. Cette année, il a remis ça en s’imposant sur la mass start de Kontiolahti avec en prime le droit de parader avec le dossard jaune pendant une course à Hochfilzen, où il a connu ses plus mauvais résultats mais n’a jamais fait pire que 13e (sur le sprint).
Une régularité qu’il doit à un tir redoutable (90,5 % de précision) même si celui-ci l’a trahi lors de l’individuel d’ouverture de la Coupe du monde de biathlon, en Finlande. Perrot a flanché sur la balle du 20/20 dans un moment de dramaturgie intense comme sait en offrir ce sport de fous. 20 Minutes a eu l’occasion de revenir avec le jeune biathlète sur le poids de cette dernière balle. Interview.
A Kontiolahti, sur l’individuel, vous étiez à 19/20, à une balle d’un gros coup sur l’individuel. Mais la dernière balle vous échappe. Qu’est-ce qui fait que ça bascule ou non dans le bon sens dans ce genre de situation ?
Il y a deux façons de voir les choses. La première, c’est la façon assez naturelle de l’être humain de se projeter vers un résultat fini, donc le 20 sur 20. Dans cette approche, la 20e balle est la dernière, et donc la plus lourde, la plus dramatique. Plus on s’en approche, plus les pensées se tournent vers cette fin, plus on se projette, moins on est dans le moment présent et moins on est acteur de ce qu’on fait. Il y a ce flot de pensées qui fait qu’on se dit : « bon, là, c’est le 20 sur 20, c’est l’objectif, il faut que je le fasse. C’est la façon la moins productive de penser, surtout dans ces moments assez cruciaux, et pourtant, ça peut arriver de façon assez naturelle.
Comment les pensées parasites s’installent alors que vous savez que l’objectif est de les chasser ?
Je ne veux pas parler pour tout le monde, ça reste humain de se projeter comme ça vers un résultat. Et encore plus quand les spectateurs, l’entourage, les coachs ou les médias nous le répètent beaucoup. Donc même si naturellement ça ne nous viendrait pas à l’esprit penser comme ça, le fait que beaucoup de personnes nous ramènent à ça et nous le rabâchent fait qu’on replonge dedans.
Vous parliez d’une autre façon d’aborder la chose.
Ça peut paraître bête et facile, mais il faut penser dans l’instant présent : « je fais tomber une balle (sic), ensuite, je vais faire tomber une balle, etc. Dans l’instant présent, il n’y a qu’une balle après l’autre et donc, il n’y a pas de 20e balle ni de dernière balle. C’est juste une balle, et encore une balle.
A mes yeux c’est la façon la plus productive d’aborder ces moments cruciaux, parce que le but est tout simplement de créer le contexte nécessaire qui va conduire à faire tomber la palette. C’est l’état d’esprit dans lequel que j’étais sur l’individuel à Kontiolahti, et d’ailleurs, sur tout ce début de Coupe du Monde. Ce qui a fait que ça a très bien marché. Mais ça arrive, malgré cet état d’esprit, de louper des balles, ce n’est pas non plus une technique infaillible. Mais ça permet de créer très régulièrement un geste de qualité qui favorise les bons résultats.
Il y a l’idée de dédramatiser le moment, donc ?
C’est ça. Le défi quand on parle d’état d’esprit, spécialement dans des moments encore plus cruciaux comme cette dernière balle qu’on sacralise, qu’on idéalise, dont on a parfois peur, c’est de rebasculer dans le concret. « J’ai une tâche à produire, je la produis maintenant et point à la ligne. » Et ensuite, je vais à la tâche d’après, qui est à mettre la balle suivante, jusqu’à vider le chargeur. Puis je retourne skier.
Il faut être un peu « bête » sur cette 20e balle ?
Oui. Penser bête est la façon la plus simple de produire un bon geste en toutes circonstances. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Le switch entre le moment où le flot de pensée arrive et le passage au mode un peu plus rationnel de penser ou en l’occurrence de moins penser, n’est pas toujours évident. En tout cas, c’est ce que j’essaye de faire dans ces moments-là.
Pour le spectateur, ce sont des moments asphyxiants devant la télé ou en tribunes. C’est quand même mieux d’avoir son destin en mains, non ?
Si je suis dans le bon état d’esprit, balle par balle, bien sûr, je préfère largement avoir mon destin en main, être face à mes motivations et puis devoir les réaliser. Par contre, c’est aussi possible en tant qu’athlète de vivre dans l’émotion et de se faire sortir un peu de l’action. Et là, finalement, c’est comme être sur son canapé en tant que spectateur que de se dire qu’il faut absolument mettre cette dernière balle. On va regarder l’athlète le faire, comme si l’athlète, ce n’était pas nous. Et c’est là où c’est très dangereux pour un athlète parce que ça devient quitte ou double, et en général, ça ne passe pas trop.
Dans ces moments de doute sur la dernière balle, on a l’impression qu’il y a deux cas de figure. Celui où vous allez tirer votre dernière balle pour vous débarrasser du fardeau, avec l’idée de se dire, « tant pis si je tourne, au moins je ne perds pas 10 ans ». Ou alors il y a le bug où le tireur va chercher à se reprendre à l’excès et perdre 10 secondes pour parfois quand même rater la dernière…
(Il coupe) Je comprends complètement la réflexion, mais c’est une analyse spectateur. En tant qu’athlète on le vit un petit peu différemment, parce qu’à aucun moment on se dit qu’on va balancer cette balle parce qu’on en a trop peur. Ça ne nous arrive pas de penser comme ça. Par contre il y a clairement ce scénario où on sent que c’est de plus en plus compliqué, mais on reste dans le rythme de notre tir, on enchaîne les balles parce que notre rythme le demande et pas parce qu’on est en face de la cible. Et en bout de chaîne, la dernière devient tordue, mais on la tire quand même. Ce n’est pas une réelle volonté de la balancer, c’est juste qu’on est dans cet enchaînement, on est dans ce rythme.
Et dans le second cas de figure ?
Ça arrive quand on se rend compte que c’est compliqué. On est dans nos pensées, on lutte, on se dit qu’on va se reprendre. Sauf que si on ne se reprend pas de la bonne façon, si on ne change pas d’état d’esprit, on reste dans une galère, et on perd plus de temps. Il faut savoir se reprendre physiquement et mentalement. Mais si on reste dans cet état d’esprit un peu émotif, on va trembler, on va surpenser et réduire la probabilité de mettre la balle. Et en plus on va perdre beaucoup de temps dans l’affaire, parce que dans cet état d’esprit, de n’est jamais le bon moment pour tirer. C’est « je me reprends, je me reprends » et là, oui, on peut vite perdre 20 secondes. C’est là le moment crucial. Soit on arrive à bien switcher correctement vers plus de sérénité, soit en général on perd juste du temps et c’est la double sentence.