En interdisant le Hamas, la Suisse neutre prend position
L’interdiction du Hamas nuit-elle aux bons offices de la Suisse? Le Parlement se déchire sur cette question depuis des années. La décision est désormais prise: les arguments en faveur de l’interdiction l’ont emporté.
Jusqu’à présent, la Suisse a délibérément fait preuve de retenue en matière d’interdiction des organisations terroristes, préférant laisser la porte ouverte. Le mot d’ordre de la diplomatie suisse est de «parler avec tout le monde».
Cela s’appliquait aussi au Hamas. Pendant des décennies, la Suisse a entretenu avec le mouvement islamiste palestinien un dialogue discret, parfois intense, jusqu’il y a quelques années. L’interdiction du Hamas a été réclamée pour la première foisLien externe au Parlement en 2017. Le Conseil fédéral expliquait alors que «la Suisse [profitait] de ses contacts avec le Hamas à Gaza pour l’inciter à respecter le droit international humanitaire».
Le Conseil fédéral faisait déjà référence à l’importance des bons offices dans sa politique étrangère. Il justifiait en outre sa «politique de contact avec le Hamas» en affirmant que «l’engagement suisse [visait] à la prévention de l’extrémisme violent».
À l’évidence, cela n’a pas marché. Le 7 octobre 2023, le Hamas a perpétré le pire massacre de personnes juives depuis l’Holocauste. Des membres du Hamas ont tué 1200 personnes, en ont enlevé 250 et l’organisation a proclamé que de telles attaques se reproduiraient jusqu’à la destruction d’Israël.
Ces événements ont aussi mis un coup d’arrêt au dialogue avec la Suisse. Sous l’impulsion du Parlement, le gouvernement a décrété l’interdiction du HamasLien externe. Cette loi est désormais scellée.
Revirement de doctrine
Il s’agit là d’un revirement de doctrine pour la Confédération. Jusqu’à présent, la Suisse n’avait interdit qu’Al-Qaïda et l’État islamique; conformément à sa législation, le pays neutre s’en tenait en effet à reprendre les sanctions existantes de l’ONU à l’encontre des organisations terroristes.
Or, le Hamas ne figure pas sur la liste des organisations terroristes de l’ONU. La Suisse a donc dû créer une loi spéciale pour pouvoir contourner sa propre politique en matière d’interdiction. Mais cela doit rester une exception. «Nous ne voulons pas créer un automatisme», explique un élu spécialiste en politique de sécurité.
Préoccupation des diplomates suisses
La décision suscite néanmoins l’inquiétude des diplomates suisses, qui ont toujours positionné leur petit pays comme un courtier neutre au niveau international. Certains craignent qu’à l’avenir, des États partenaires – comme les États-Unis ou la Turquie – ne fassent pression sur la Suisse afin qu’elle interdise les organisations qu’ils jugent indésirables, que ce soit pour envoyer un signal ou pour traquer leurs flux financiers.
D’autres pays, non neutres, ont interdit le Hamas bien plus tôt. L’Union européenne (UE) l’a inscrit sur sa liste des organisations terroristes dès 2003, après les attentats du 11 septembre 2001. Début 2024, après le massacre du 7 octobre, l’UE a étendu cette interdiction et a adopté des sanctions. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont également interdit explicitement le Hamas, respectivement en 1997 et en 2001. Israël a ouvert la voie en frappant l’organisation d’une interdiction dès sa création.
Certains estiment que c’est trop tard
La Suisse compte de nombreux groupes parlementaires, rassemblant des élus de différents partis autour d’une cause commune. Parmi eux, le groupe parlementaire Suisse-Israël défend les intérêts de l’État hébreu. Pour ses membres, l’interdiction du Hamas par la Suisse arrive bien tard.
Le président du groupe, Alfred Heer, déplore ainsi qu’il ait fallu attendre le massacre du 7 octobre 2023. «Nous aurions dû interdire le Hezbollah et le Hamas depuis longtemps. On voit bien avec qui ils collaborent», déclare le conseiller national UDC en référence au dictateur syrien Bachar El-Assad, qui vient d’être renversé, et à l’Iran, accusé de semer le trouble dans toute la région.
Alfred Heer ne fait pas de différence entre le Hamas sunnite et le Hezbollah chiite. C’est pourquoi il a toujours plaidé pour une interdiction du Hezbollah libanais. «Le Hamas a été créé pour torpiller la paix au Proche-Orient, et le Hezbollah envoie des missiles à cette fin», dit-il, ajoutant que la milice pro-iranienne «a déstabilisé le Liban et maintenu un boucher au pouvoir en Syrie».
Une exception?
Une interdiction du Hezbollah pourrait-elle dès lors s’ajouter à l’interdiction du Hamas? C’est précisément ce que demandait une motion des commissions de politique de sécurité des deux Chambres, mais le Conseil fédéral s’y refuse.
«Il n’y a pas une culture de l’interdiction dans la politique étrangère de la Suisse, a fait valoir le ministre de la Justice Beat Jans au Parlement. Si la Suisse en arrive à interdire de telles organisations par des lois spéciales, la question se posera inévitablement de savoir où et comment on trace les limites.»
C’est ce que souligne également le conseiller aux États socialiste Carlo Sommaruga. Soutien de longue date de la cause palestinienne, il a été le seul à voter contre l’interdiction du Hamas à la Chambre haute du Parlement. La Suisse a délibérément renoncé à sanctionner les talibans en Afghanistan, l’IRA en Irlande, l’ETA en Espagne, le RSF au Soudan ou les FARC en Colombie en tant qu’organisations terroristes, dit-il. «Il y a donc une contradiction», estime Carlo Sommaruga.
L’interdiction du Hezbollah en attente
Dans son argumentaire contre l’interdiction du Hezbollah, le ministre de la Justice, Beat Jans, en ligne avec la stratégie du gouvernement, a invoqué les bons offices. «Nous ne devons pas sous-estimer ce que de telles interdictions signifient pour la perception de la Suisse dans la région et en vue d’éventuels futurs services de médiation de la Suisse en tant que pays neutre», a-t-il plaidé.
Alfred Heer ne l’entend pas de cette oreille: «Si Israël veut les bons offices de la Suisse, nous pouvons toujours les assurer», rétorque-t-il. Beat Jans lui-même approuve indirectement, car il a également déclaré au Conseil des États: «Il n’est pas exclu que la Suisse parle avec le Hamas malgré cette interdiction».
La conseillère aux Etats centriste Marianne Binder-Keller estime que le réflexe de ne pas se positionner pour préserver les bons offices est erroné. Leur utilité doit être mise en perspective. «Ces organisations ne font-elles pas beaucoup plus de dégâts si on ne les assèche pas?», demande-t-elle.
Marianne Binder-Keller fait partie des parlementaires à l’origine de la motion qui voulait également interdire le HezbollahLien externe. Le Conseil des États a soutenu cette motion avec détermination, tandis que le Conseil national a tout aussi nettement reporté sa décision.
L’UE a pris des sanctions contre le Hezbollah dès 2013, en classant sa branche militaire comme organisation terroriste. Les États-Unis avaient déjà pris les devants en 1997. La Grande-Bretagne et les Pays-Bas n’ont pas tardé à interdire également la branche civile de l’organisation.
À partir de 2020, d’autres pays, dont l’Allemagne et l’Estonie, ont suivi la politique initiée par les États-Unis visant à abandonner la distinction entre les parties militaire et civile. La liste des pays considérant le Hezbollah comme hors-la-loi s’étend désormais au monde entier: des 21 pays de la Ligue arabe à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande, en passant par l’Argentine et le Japon.
La Suisse ne doit pas devenir un refuge
Le contexte international, en particulier la position claire adoptée par l’UE après le massacre du 7 octobre, est donc un paramètre important pour Marianne Binder-Keller. Alors que l’Europe resserre les rangs, «la Suisse doit veiller à ne pas devenir le refuge de ce type d’organisation», dit-elle.
C’est pourquoi les responsables de la politique de sécurité au Parlement voient dans la décision d’interdire le Hamas bien plus qu’un symbole politique. «Elle facilite la prévention ainsi que les poursuites judiciaires, et permet de bloquer les flux financiers», avance Marianne Binder-Keller.
«Ne pas détourner le regard face à l’antisémitisme»
L’UDC David Zuberbühler, qui s’est battu au Conseil national pour une interdiction du Hezbollah en Suisse, voit même dans la décision du Parlement un renforcement de la position helvétique sur la scène internationale. «Notre pays ne peut être un médiateur de paix authentique et crédible que s’il ne détourne pas le regard face à l’antisémitisme, au terrorisme, à l’apologie de la violence et au racisme», souligne-t-il.
Nik Gugger, député du Parti évangélique suisse (PEV), un spécialiste expérimenté de la politique étrangère, est du même avis. Au vu des récents événements au Proche-Orient, il serait peut-être bon qu’un pays comme la Suisse prenne clairement position, selon lui. «C’est un signal qui peut aussi donner un début d’orientation à des gens comme le nouvel homme fort en Syrie.»
Texte relu et vérifié par Mark Livingston, traduit de l’allemand par Pauline Turuban avec DeepL/sj