« C’est moche, mais moche au naturel »… Comment les Nike Requin TN sont devenus intemporelles malgré leur esthétique ?
En 1998, la France rencontre deux légendes. La victoire des Bleus en Coupe du monde de football, et la Nike « Requin » TN. Vingt-six ans plus tard, la chaussure est à l’image du doublé de Zidane en finale : iconique. Pourtant, au vu de son esthétique clivante (pour le dire gentiment), on aurait moins parié sur la TN que sur le ZZ.
« C’était une chaussure hyper avant-gardiste, retrace Luca Gallaccio, créateur de contenus et spécialiste de la mode masculine. A la base, son design s’inspirait des palmiers de Floride au coucher de soleil. C’était pensé pour les nostalgiques des sunsets, rien ne laissait penser qu’elle deviendrait une icône du streetwear et du sportwear. » Vraiment rien.
Abandonnée par le marketing, récupérée par la rue
A ses tout débuts, la chaussure floppe d’ailleurs totalement. Moïra Cristescu, créatrice de la marque de mode éponyme, décrit poliment « un design super clivant, qui reste encore atypique aujourd’hui. Ni le dégradé ni les couleurs très vives ne se faisaient à l’époque. » La TN, c’est un peu comme les cons chez Audiard : ça tente tout, c’est même à ça qu’on la reconnaît. « Leurs concepteurs n’ont jamais eu peur de faire des mélanges très osés, même sur ses designs. On l’a par exemple retrouvée avec des dessins de poires. »
Conséquence de toute cette audace, la TN commence sa carrière rejetée par la publicité et le marketing traditionnel. Ce qui va paradoxalement construire son succès : « Il y a eu une appropriation par les populations et la culture urbaines, notamment les rappeurs, avec IAM, NTM… » C’est d’ailleurs = là qu’elle va gagner son surnom de « Requin » au vu de son design agressif, et qui fait penser à une branchie pour certains.
« Un marqueur social bien plus qu’un choix esthétique »
Si la TN s’est donc débrouillée toute seule comme une grande pour s’imposer, notons qu’elle est arrivée à la bonne époque. « C’est l’avènement du sport en France, qui va mettre le sportwear à la mode, avec la Coupe du monde, et l’explosion de la culture urbaine, qui va revendiquer ces sneakers comme signe d’appartenance », poursuit Moïra Cristescu.
Ce qui expliquerait son succès intemporel malgré une esthétique qui ne fait clairement pas l’unanimité. Luca Gallaccio analyse : « Aujourd’hui, la TN est un marqueur social bien plus qu’esthétique. En porter, c’est revendiquer son côté streetwear. C’est pour ça que les gens l’ont au pied. Personne ne se pose la question de sa beauté. Ce qui compte, c’est son symbole. »
Garanti 100 % naturel
Même analyse du succès chez Thomas Zylberman, expert mode au sein du bureau de tendances Carlin International : « La Nike Requin est de loin la sneaker qui assure le plus la street credibility. » Le sportwear vit un peu sa crise d’embourgeoisement et de légitimité « depuis que les maisons de mode font des partenariats avec des équipementiers sportifs. Il y a une confusion des genres, sauf chez la TN. Elle est une sorte de non-compromis, une garantie d’authenticité, la pure et dure. »
Et tant pis si vous la trouvez moche. Au moins, elle est vraie. « Dans les compétitions actuelles de la »Ugly sneaker » et de la mode volontairement moche pour être outrancière, comme peut le faire Balenciaga, la TN n’est pas dans la surenchère. On l’aime ou on ne l’aime pas, mais elle ne fait pas semblant », poursuit l’expert. Bref, disons-le : « Elle est peut-être moche, mais elle a une mocheté au naturel ». Idem pour son côté chaussure de sport, relance Moïra Cristecu : « C’est une vraie sneaker, pas comme les Stan Smith par exemple. C’est simplement que son usage a été détourné pour devenir une chaussure de ville. »
Va-t-on subir les Requin toute notre vie ?
Encore aujourd’hui, la TN cartonne, avec certes un peu moins de naturel qu’à ses débuts : « Nike a bien compris son succès et sort des éditions limitées régulièrement, pour enflammer les collectionneurs », note Luca Gallaccio. Mais au-delà des fanas de sneakers, « la paire ne s’est jamais essoufflée. Des rappeurs d’aujourd’hui la portent encore, elle garde son succès chez les populations urbaines, et même des clients plus haut de gamme s’en sont emparés. »
La Requin va-t-elle piquer nos rétines jusqu’à la fin des temps ? « Il existe des modèles dont le succès ne s’estompe jamais, comme le jean Levis 501 ou les Air Jordan », cite Luca Gallaccio. « Tant que les personnalités de la pop culture se les approprient, la paire ne meurt jamais. Mais si elle est un jour délaissée par les artistes… »
Thomas Zylberman voit un autre plafond de verre avant d’atteindre les portes de l’éternité : « La mode est de plus en plus tournée sur l’unisexe. Or, si les TN sont massivement portés, elles le sont très majoritairement par des hommes. Si les femmes ne s’en emparent jamais, les TN pourraient sembler quand même un peu hors du coup, à force. » Merci mesdames de faire de la résistance.