”Les retards de paiement plongent les traducteurs et interprètes du monde judiciaire dans des situations critiques avec des risques de faillite”
Les traducteurs et interprètes jurés dénoncent régulièrement le fait d’être payés avec des mois de retard, ce qui engendre des risques financiers importants pour ces travailleurs indépendants. Mais les effets sont aussi considérables sur le fonctionnement de la machine judiciaire, déjà grippée en Belgique.
- Publié le 04-12-2024 à 06h30
Il y a une quinzaine de jours, l’entame d’un procès pour un dossier de narcotrafic à Bruxelles a été reportée pour débuter, si tout va bien, le 16 mai 2025. En cause : le manque de moyens qui touche le monde judiciaire. Non pas le manque de magistrats ou de greffiers. Mais celui de traducteurs et interprètes jurés. Parmi les prévenus qui devaient être entendus dans ce procès, il y avait notamment des membres présumés d’une bande de trafiquants de drogue albano-bulgares ne parlant ni français, ni néerlandais, ce qui nécessite la présence d’interprètes pour la tenue des audiences.
Ce cas de figure n’est pas rare et l’absence d’interprètes pénalise de plus en plus le traitement de nombreux dossiers judiciaires. L’une des causes, c’est le paiement de leur prestation que le SPF Justice doit honorer et dont les errements sont dénoncés par les traducteurs interprètes depuis de très nombreuses années. En vain. Raison pour laquelle de plus en plus de mouvements de grève spontanés sont organisés.
Ainsi, vendredi 29 novembre, une quinzaine d’interprètes de Flandre-Orientale se sont rassemblés devant le Palais de justice de Gand pour protester contre le fait qu’ils n’avaient plus été rémunérés depuis le mois d’août. « Nous sommes appréciés par les juges, par les policiers et par ceux pour qui nous traduisons, mais l’autre jour, un collègue m’a dit qu’on n’achète pas de quoi manger avec de l’appréciation« , a expliqué Jean Mercier, l’un des interprètes en colère.
Un budget mal jugé
Dans la foulée, le SPF Justice a réagi, promettant « des mesures d’urgence, dans l’attente de réformes structurelles« . « Nous donnons la priorité aux factures des fournisseurs de prestations qui dépendent de nos paiements et nous reportons nos propres besoins internes ».
guillement « Je suis dans la profession depuis 1996 et je constate que les budgets alloués pour les frais de justice n’ont jamais vraiment évolué, explique-t-il. Pour vous donner un exemple concret, lorsque Annemie Turtelboom (Open VLD) était ministre de la Justice (entre 2011 et 2014 sous le gouvernement Di Rupo, NdlR), le budget alloué aux frais de justice était de 100 millions d’euros, dont 25 % était consacré aux traducteurs et interprètes. Et aujourd’hui, on est encore dans la tranche d’un budget de 100 millions pour les frais de justice, comme s’il n’y avait ni indexation, ni hausse du coût de la vie, ni rien. »
Pour Henri Boghe, porte-parole de l’UPTIJ, l’union professionnelle des traducteurs et interprètes jurés, le signal est positif, mais ne répond pas aux problèmes structurels qui touchent la profession. « Le manque estimé pour le budget nécessaire au paiement des experts et interprètes judiciaires est d’environ 23 millions d’euros. Jeudi soir, le parlement a adopté une loi permettant de récupérer 10 millions d’euros. C’est une bonne chose. Mais pour la suite, nous sommes dans le flou total« , déplore Henri Boghe.
Comment s’explique ce manque de moyens financiers, connu depuis des années, sans qu’il soit véritablement réglé ? Henri Boghe avance plusieurs éléments d’explication. « Je suis dans la profession depuis 1996 et je constate que les budgets alloués pour les frais de justice n’ont jamais vraiment évolué, explique-t-il. Pour vous donner un exemple concret, lorsqu’Annemie Turtelboom (Open VLD) était ministre de la Justice (entre 2011 et 2014 sous le gouvernement Di Rupo, NdlR), le budget alloué aux frais de justice était de 100 millions d’euros, dont 25 % était consacré aux traducteurs et interprètes. Mais je précise que les frais de justice ne concernent pas que les interprètes. Il y a aussi les médecins légistes, les experts psy, ceux qui interviennent après un accident de la route, ou encore les dépanneurs remorqueurs. Et aujourd’hui, on est encore dans la tranche d’un budget de 100 millions pour les frais de justice, comme s’il n’y avait ni indexation, ni hausse du coût de la vie, ni rien. »
guillement « Les retards de paiement, parfois de trois à quatre mois, plongent certains dans des situations financières très difficiles, allant de l’endettement au risque de faillite. Les traducteurs et interprètes sont essentiels au fonctionnement de l’État de droit. Si ces professionnels se détournent de la Justice, cela risque d’aggraver la pénurie actuelle et de compromettre l’accès à une justice équitable. »
De plus en plus sollicités, sans être payés
Un autre élément, c’est l’augmentation de la charge de travail. « La criminalité est de plus en plus internationale. Il y a donc de plus en plus d’enquêtes nécessitant la présence d’interprètes, avance Henri Boghe. C’est donc plus de boulot, tout en étant mal payé avec des retards considérables. »
Nedzad Ceman, traducteur-interprète et administrateur de l’UPTIJ, le confirme : « Les retards de paiement, parfois de trois à quatre mois, plongent certains dans des situations financières très difficiles, allant de l’endettement au risque de faillite ». Et d’ajouter : « Les traducteurs et interprètes sont essentiels au fonctionnement de l’État de droit. Si ces professionnels se détournent de la Justice, cela risque d’aggraver la pénurie actuelle et de compromettre l’accès à une justice équitable ».
D’autres rassemblements ou une grève sont-ils à l’ordre du jour ? Henri Boghe dit d’abord attendre de voir quels seront les effets des promesses du SPF Justice. Une pétition doit également être transmise prochainement au Parlement. « Nous demandons tout simplement du respect, et la reconnaissance de notre travail. »