France

Journée mondiale des toilettes : Face aux WC publics payants, faut-il vraiment crier au scandale ?

Banquier de formation, Benjamin n’a rien contre le libéralisme décomplexé en soi. Mais il y a quand même une chose qui transforme ce fan d’Adam Smith en communiste convaincu : les toilettes publiques payantes. Celles de certaines gares, de centres commerciaux… « Bien sûr, ce ne sont que quelques centimes, 1 euro maximum », concède-t-il d’abord. Avant de s’enflammer : « Mais c’est une question de principe. De morale ! Je trouve ça scandaleux de payer pour ce service-là ».

Dominique Desjeux, anthropologue spécialiste de la consommation, explique ce ressenti : « Du côté du consommateur, les usages collectifs ne relèvent pas du privé : on peut marcher gratuitement dans les champs ou les forêts, se baigner gratuitement à la plage… Utiliser des toilettes est tellement vu comme général que ça choque de devoir payer. Et le fait de faire cohabiter toilettes publiques gratuites et payantes, notamment dans les villes comme Paris, renforce le sentiment d’indignation. »

La question de la légitimité de la gratuité

Ce procès en vertu est-il juste dans un monde où l’eau et la nourriture – des besoins tout aussi vitaux – ne sont pas gratuits ? François Lévêque, professeur d’économie, pose le débat : « La légitimité d’un service gratuit repose sur le fait qu’il bénéficie à d’autres que celui qui l’utilise. Par exemple, l’école [publique] est gratuite parce qu’on considère rentable et profitable pour la société d’avoir l’ensemble de la population éduqué. Un vaccin est gratuit parce qu’il y a un bénéfice pour la personne qui se vaccine et pour le reste de la population : moins de malades, moins de transmission, un hôpital moins saturé. »

Mais l’enseignant de MineTech a beau se creuser la cervelle, il ne voit pas le bénéfice pour l’ensemble de la population de toilettes publiques entièrement gratuites : « En poussant le raisonnement, on pourrait penser que les personnes qui utilisent ces toilettes ne font pas leurs besoins dans la rue. Mais c’est un peu tiré par les cheveux comme bénéfice indirect. »

Un tiers de RSA juste pour aller aux toilettes

Deuxième argument en faveur d’un service gratuit : l’équité. « Les plus favorisés aident les plus démunis ». Mais la encore, François Lévêque n’est pas convaincu : « Ça ne me semble pas être une question de priorité au niveau de la gratuité. Par exemple les autoroutes pourraient être plus légitime, vu les questions de mobilités et leur coût par usage. »

Rassurons Benjamin, les toilettes publiques sont de plus en plus souvent gratuites au fil des ans, comme l’atteste Julien Damon, sociologue et auteur du livre Toilettes publiques, Essai sur les commodités urbaines (Presses De Sciences Po, 2023). Jusqu’en 2006 – un temps que les vessies de moins de 20 ans ne peuvent pas connaître -, les toilettes parisiennes étaient payantes. Elles sont passées au tout gratuit, « comme dans la plupart des métropoles ». Ce qui présente « des vertus », poursuit le sociologue en délaissant les sciences humaines pour la calculette. En moyenne, une personne passe cinq fois par jour aux toilettes. A 1 euro le passage – eh oui, même les WC connaissent l’inflation –, comptez 150 euros à la fin du mois, tout de même un tiers du RSA.

Un million d’euro d’entretien par mois pour Paris

Évidemment, cela a un coût. « Rien n’est gratuit », rappelle au cas où François Lévêque. D’autant que celui des toilettes publiques augmente à chaque passage : lumière, eau, électricité, papier… « Si le coût marginal * était très faible, ce serait différent », estime le professeur, prenant l’exemple d’un pont. Une fois ce dernier construit, chaque passage dessus n’altère pas le prix d’entretien. « Il est donc logique que la majorité des ponts en France soit gratuit. En effet, avec un ou cent utilisateurs par jour, le coût sera à peu près le même ». Les 435 toilettes publiques (gratuits) de la Ville de Paris ont un coût d’entretien d’1 million d’euros par mois pour la mairie. Il faut dire qu’avec 17,7 millions d’utilisateurs par an, soit 111 personnes par jour et par WC, ils sont très fréquentés.

« Que les collectivités locales paient pour des toilettes publiques gratuites, je trouve ça normal, poursuit Julien Damon. Que des toilettes soient payantes dans les gares ne me choquent pas. » D’autant que ces derniers ne sont pas forcément rentables : « le prix des toilettes ne suffisent parfois pas à compenser leur entretien, juste à l’amortir. »

Le plaisir de s’indigner sur un faux problème

Julien Damon développe : « Soyons clairs : rendre des toilettes payantes, ça ne sert pas uniquement à couvrir le coût de la maintenance mais aussi à repousser les « indésirables ». » Un processus qui peut s’entendre selon lui « Il faut se mettre à la place de l’exploitant. Ce n’est pas qu’une question de morale mais aussi une question publique : un service cher doit être efficient. En écartant les conduites inciviles, les toilettes sont plus aisément maintenues. »

Dominique Desjeux conclue de manière suisse : « Il est normal que les toilettes publiques soient payantes, et il est normal que les gens s’en indignent. Ca ne fait pas de mal de récriminer de temps en temps. Mais ce n’est pas un vrai problème. » Râler, ça au moins, ça reste gratuit.

*Le coût marginal est, en économie, un indicateur qui permet d’évaluer la variation du coût en fonction de la hausse ou de la baisse de la production. En gros, si mes toilettes publiques ont une ou cent personnes par jour, son coût change : eau, électricité, etc. Si pont a un ou cent passages par jour, le coût reste le même.