Procès Samuel Paty : « Je vois des yeux fermés, du sang sur le visage »… Le traumatisme des collègues du professeur
A la cour d’assises spécialement composée,
L’un est traumatisé par l’attentat auquel il a assisté. L’autre est rongé par une culpabilité injustifiée. Ces deux anciens collègues de Samuel Paty, qui ont témoigné ce mercredi à la barre de la cour d’assises spécialement composée, restent profondément marqués par l’assassinat du professeur d’histoire-géographie.
Son collègue d’EPS, Charlie J., s’est longtemps demandé ce qu’il se serait passé s’il avait quitté le collège du Bois d’Aulnes, le 16 octobre 2020, « deux minutes plus tôt ». « Je n’arrêtais pas de me refaire la scène, raconte-t-il. Peut-être que je serais arrivé plus tôt et que j’aurai pu le défendre. Peut-être que j’aurais assisté à la scène. » En discutant avec un psychologue, il a fini par comprendre que « le timing était ainsi ». Et qu’il devait arrêter de penser à ce maudit manuel scolaire qu’il a pris le temps d’aller ranger avant de partir de l’établissement ce vendredi après-midi.
Le jour des faits, Charlie J. passe aux toilettes vers 16h30. « C’est la dernière fois que je vois Samuel Paty, raconte-t-il, la voix nouée par l’émotion. Il est en train de montrer un film à sa classe et je me dis que c’est incroyable d’aller travailler dans ces conditions en étant tellement menacé. » Un quart d’heure après, la sonnerie retentit, marquant le début des vacances scolaires. Des cheveux blonds très courts, des yeux bleus, une barbiche, Charlie J. monte dans sa voiture, sort du parking et allume la radio. Soudain, il aperçoit « deux hommes au sol ». « Je vois des yeux fermés, du sang sur le visage, une personne qui n’a pas l’air en vie du tout », se souvient-il. Un individu est « agenouillé » et fait des « mouvements dynamiques, un peu de va-et-vient ».
« Un corps en deux parties »
Le professeur d’EPS imagine sur l’instant qu’il s’agit d’un banal « accident de la route ». Il se gare, prend sa « trousse de secours » et sort de son véhicule pour venir en aide au blessé. Il se trouve à environ 10 mètres lorsqu’il voit « un corps en deux parties ». Une personne, « très calme, très sereine », tout de noir vêtu, lui lance : « Il a insulté le prophète Mahomet ». « Je ne la regarde pas, je n’ai aucun souvenir de son visage ou de sa voix », poursuit le témoin qui est « paralysé », « un peu dans un état second », « perdu ». « Je ne sais plus où j’habite. » Il répond « de façon robotique » au terroriste. « Ah, d’accord. » Puis il remonte dans sa voiture. Au fond de lui, il comprend tout de suite « ce qu’il s’était passé ». Mais il essaie de se « persuader » qu’il se trompe. Que ce n’est pas une tête humaine qu’il a vue sur le macadam mais un « sac à dos ».
Charlie J. fait le tour du pâté de maisons et retourne sur les lieux où la police vient d’arriver. Sa « jambe gauche tremble de plus en plus ». Pendant une heure, Charlie est « dans le déni total ». C’est en regardant les informations qu’il « réalise ce qu’il s’est passé ». Un peu comme le 14 juillet 2016, lorsqu’il a été « pris dans le mouvement de foule de l’attentat de Nice ».
A la rentrée, il devait parler aux élèves du drame durant deux heures. Mais il s’est rendu compte qu’il en était « incapable ». « Je suis censé accueillir, les aider, alors que c’est moi qui aie besoin d’aide. » « Même si ma peine et celle de mes collègues a été forte, elle est incomparable » à celle de la famille de la victime, tient-il à préciser. Aujourd’hui, il attend de ce procès « que les accusés assument leurs responsabilités » et souhaite qu’ils soient condamnés à « des peines à la hauteur des faits ».
« Je me suis trompé »
Cheveux courts, lunettes, barbes grises, pull noir, Jeff T. « regrette les mots » utilisés dans un mail adressé à ses collègues. Ce professeur d’histoire-géographie, âgé de 51 ans, écrivait qu’il se « désolidarisait » de Samuel Paty. « Je refusais de m’associer au fait d’avoir proposé à certains enfants de sortir du court, et je n’ai pas changé d’avis, explique-t-il à la barre. Quand on fait un cours, il doit être pour tous les publics, on s’adresse à tout le monde ». Pour lui, « proposer aux élèves de sortir, c’était une erreur ». A l’époque, il estimait même qu’il s’agissait d’une « discrimination ». « Je me suis trompé. Il m’a fallu beaucoup de temps pour le comprendre, ajoute-t-il. Rétrospectivement, j’ai été trop dur là-dessus. » Si Samuel Paty « était là », il lui demanderait « pardon d’avoir été si dur avec lui ». Il ne s’agissait que d’un « problème d’adulte sur un principe », « rien d’autre ».
Il a compris plus tard que son collègue était « menacé physiquement et plus sérieusement » que ce qu’il imaginait. « Pour moi, la menace sérieuse, c’était une manifestation » de musulmans devant l’établissement, insiste le témoin, qui se racle souvent la gorge. Il ne comprend toujours pas pourquoi l’ancienne principale de l’établissement a reçu dans son bureau Abdelhakim Sefrioui, un militant islamiste franco-marocain qui se trouve désormais dans le box des accusés. Jeff T. qualifie cette visite d’ « intrusion ». Car pour lui, « l’islamisme, c’est le fascisme d’aujourd’hui. Il attaque la démocratie ». Mais il refuse de la « juger a posteriori ». « Il y avait beaucoup de choses qui nous dépassaient et qui nous dépassent toujours. »
« Je suis en deuil »
Le 16 octobre, Jeff T. apprend par un collègue la mort de Samuel Paty. « Ça m’a déchiré le cœur, jusqu’à maintenant. Même si le tribunal de l’opinion m’a collé une image négative, je suis en deuil. Il a été assassiné dans un attentat terroriste, islamiste. » Au retour des vacances, le bruit court dans l’établissement qu’il aurait traité Samuel Paty de « raciste ». « Je suis responsable de ce que j’ai écrit, mais je n’ai rien fait d’autre », souligne ce témoin qui refuse d’être « désigné comme un bouc émissaire ». Les six mois qui ont suivi le drame « ont été assez difficiles ». La principale lui a fait savoir qu’il était, lui aussi, « menacé » et qu’il devait quitter la région. « Je me suis mis en arrêt et j’ai repris le travail en 2021 dans un autre lycée. » Depuis, il ne s’est jamais exprimé sur cette affaire, « pour ne pas envenimer la situation ».