Boeing : Comment l’extrême droite accuse le « wokisme » de mettre en difficulté les entreprises
Pourquoi l’aviateur Boeing est-il en crise économique ? On pensait naïvement que c’était dû aux nombreux dysfonctionnements du 737 MAX, à la grève d’un mois de 33.000 salariés réclamant de meilleurs salaires, ou encore à la multiplication des incidents au cours des derniers mois. Mais l’influenceur américain – très à droite – Robby Starbuck voit une autre cause aux galères financières de l’avionneur : le « wokisme ». Il fallait y penser !
Pour Robby Starbuck, ainsi que pour de nombreux membres de l’extrême droite américaine, les problèmes rencontrés étaient notamment dus à l’existence du cabinet Diversité égalité et inclusion (en anglais DEI – diversity, equity and inclusion). Influence de Robby Starbuck ou non, Boeing a annoncé le week-end dernier supprimer ce cabinet, décision fêtée en grande pompe par les activistes.
Une cible un peu facile
L’affaire n’est pas isolée car ces derniers mois, les accusations d’un « wokisme » sabordant économiquement une entreprise se multiplient, notamment de l’autre côté de l’Atlantique. Laure Béréni, directrice de recherche au CNRS et spécialiste en sociologie de genre, de travail et de la politique, explique : « Les mouvements »anti-woke » et contre les politiques d’inclusion ont pris beaucoup d’ampleur, notamment aux Etats-Unis. » Une croisade qui porte parfois ses fruits. Cette année, Harley Davidson, le constructeur automobile Ford ou Jack Daniel’s ont tous annoncé supprimer leur cabinet DEI. A chaque fois le même argumentaire : « Se recentrer sur d’autres priorités économiques. »
Laure Béréni l’assure pourtant : « Factuellement, ce ne sont pas les cabinets DEI qui ruinent les entreprises. Ils ont un coût minime et des missions qui ne demandent pas trop de moyens. Quelques formations, un peu de communication… » Au-delà de la question du budget, « il s’agit de programmes symboliques qui ne transforment pas fondamentalement les entreprises ».
Une influence limitée… et plutôt bénéfique
Même analyse d’une influence très limitée pour Adélaïde de Lastic, chercheuse associée de l’Institut Jean Nicod (Equipe Normes Epistémiques) et spécialiste de la question de l’entreprise, des valeurs et de la responsabilité : « Les entreprises ne sont pas des places où la politique s’exprime fortement. Estimer que les DEI ont le pouvoir de déclencher des crises économiques semble donc très difficile à prouver. On pourrait estimer un léger risque réputationnel selon la politique d’inclusion mise en place, mais de la à ce que ce soit responsable de la ruine d’une entreprise… »
Bien au contraire, les politiques d’inclusion seraient souvent bénéfiques : « Les études montrent que la diversité en entreprise augmente les performances de cette dernière, notamment économique », assure Adélaïde de Lastic. Surtout qu’ « en théorie, une politique d’inclusion est censée ne rien coûter. Engager davantage de personnes issues de milieux sociaux différents, ou nommer des femmes au cabinet de direction, c’est gratuit », pointe l’experte.
Un argument pour attaquer les entreprises
Enfin, s’ils sont plus médiatisés qu’avant, ces DEI ne datent pas d’hier, rappelle Catherine Delahaye, fondatrice de Canis Conseil, cabinet d’intelligence économique pour les entreprises : « Le concept de Diversité et inclusion apparaît des 1961 aux Etats-Unis, et se développe en France dans les années 2000. Ce ne sont pas des politiques nouvelles, donc il apparaît étrange de les rendre soudainement coupables. »
La réelle nouveauté n’est donc pas l’existence de ces cabinets « woke », mais la rancœur qu’ils suscitent. « Aujourd’hui, le »wokisme » est devenu un argument pour critiquer une boîte », poursuit Catherine Delahaye. Une critique dégainée par les activistes, mais également par la concurrence. La fondatrice prend l’exemple du cas d’Ubisoft. La société française de jeux vidéo, qui rencontre des difficultés, s’est vue accuser elle aussi de « wokisme ». La boîte mettrait soi-disant en avant trop de personnages féminins ou de différentes couleurs de peau. « Ces accusations arrivent pile au moment où le groupe chinois Tencent souhaite racheter Ubisoft. On peut y voir une tentative de déstabiliser son adversaire. »
Le cas Boeing, encore ultra-minoritaire chez les entreprises
Les entreprises elles-mêmes peuvent également jouer dessus. Pour Boeing par exemple, supprimer son cabinet « permet de détourner l’attention des vrais problèmes de la boîte », note Catherine Delahaye. Adélaïde de Lastic poursuit : « Sucrer ces cabinets, c’est une excuse et ça donne un os à ronger aux activistes. On fait semblant de recentrer les activités, mais ça ne règle rien de l’essentiel. »
Reste qu’aussi bruyant soient Robby Starbuck et ses amis, et aussi célébrée soit la fin du cabinet DEI de Boeing, ce genre de suppression reste ultra-minoritaire. « Très peu d’entreprises abandonnent ou diminuent ces programmes, poursuit Laure Béréni. La plupart des patrons les considèrent rentables et efficaces pour la performance. Même pour le réputationnel, les boîtes estiment qu’il vaut mieux jouer la carte de l’inclusivité, par exemple Disney ou Netflix. »
Pour Jean-Yves Camus, politologue spécialiste de l’extrême droite, « à la droite de la droite, il y a certes un énervement face à ces initiatives. Mais ce sont des entreprises privées, donc les politiques ou les leaders d’extrême droite n’ont pas les moyens de leur faire fermer boutique sur leur inclusivité ou leur cabinet. » D’ailleurs, ne le dites pas trop fort à Robby Starbuck, mais Catherine Delahaye le rappelle : oui, Boeing a officiellement fermé son cabinet DEI. « Mais en réalité, les différents membres ont été redispatchés dans différents services RH, avec exactement les mêmes missions. »