”Nous, jeunes Juifs progressistes, éprouvons un sentiment d’abandon par rapport à la gauche antiraciste”
Depuis quelques mois, le collectif Golem fait parler de lui. Progressiste, il a été lancé par de jeunes Juifs qui se sentent isolés à la fois sur la gauche de l’échiquier politique, comme au sein de leur propre communauté. À leurs yeux, trop peu de monde souhaite lutter à la fois contre l’antisémitisme et l’ensemble des discriminations.
- Publié le 04-11-2024 à 06h38
Dans la mystique juive d’Europe centrale, le Golem est une figure d’argile, animée par des rabbins pour protéger le peuple juif. C’est cette figure qu’ont reprise depuis quelques mois des Juifs de plusieurs pays pour nommer des collectifs luttant, depuis la gauche de l’échiquier politique, contre l’antisémitisme. C’est le cas en Belgique, où quelques jeunes ont lancé en février dernier un tel collectif qui commence à faire parler de lui dans la communauté juive et au sein de la gauche francophone.
« Nous avons grandi au sein de cette communauté, notent Sacha Guttmann, Joanna Peczenik et Jérémie Tojerow, trois des cofondateurs de Golem Belgique. Nous sommes nombreux à être issus des mouvements de jeunesse et des écoles juives du pays. Notre engagement politique y est souvent né. Pour autant, si nous avons lancé Golem, c’est qu’il y avait un vide. Nous ne trouvions pas de lieu de ralliement pour les Juives et Juifs de gauche, humanistes ou libéraux progressistes qui souhaitent faire entendre leur voix et prendre part à la lutte contre l’antisémitisme, en sortant de ses impasses actuelles », ajoutent-ils en reprenant les mots de leur manifeste rédigé en février.
Une hiérarchisation des racismes
Une de ces impasses se situe à gauche, souligne Jérémie Tojerow qui est aussi militant au Parti socialiste. Au diapason de Sacha Guttmann et Joanna Peczenik, il regrette que les discours de la gauche belge « négligent la réalité de l’antisémitisme ». « Je dirais même que nous éprouvons un sentiment d’abandon par rapport à la gauche antiraciste », insiste Johanna Peczenik. « Et nous voulons la réveiller. »
Ce qu’ils reprochent à une série de voix de la gauche, c’est qu’elle établit une hiérarchisation entre les différentes formes de racismes, considérant l’antisémitisme soit comme résiduel (« comme s’il avait pris fin avec le nazisme ») soit comme étant de la faute des Juifs qui ne condamnent pas suffisamment la politique du gouvernement israélien.
Or, insiste Golem, l’antisémitisme partage des caractéristiques avec les autres formes de racisme, une sorte de dénominateur commun, mais il comprend aussi ses spécificités, des modalités qui lui sont propres.
Ces spécificités de l’antisémitisme, certains à gauche n’y prêtent pas attention. « Ils n’ont donc pas les outils nécessaires pour reconnaître cet antisémitisme, regrette Sacha Guttmann, « Et cela d’autant plus que certains perçoivent, consciemment ou non, les Juifs comme faisant partie de la classe dominante et privilégiée qu’il n’est donc pas nécessaire de défendre. Nos camarades doivent prendre conscience que le nuage de l’antisémitisme, comme celui de tous les racismes, ne s’arrête pas naturellement aux frontières de la gauche. L’antisémitisme existe de manière structurelle dans toute la société et donc aussi à gauche. »
guillement Les mouvements étudiants propalestiniens n’étaient pas porteurs d’une vision réaliste. Je pense que leurs actions servaient à extérioriser une frustration plutôt qu’à réfléchir à une véritable solution pour le Proche-Orient. Ce n’étaient pas des mouvements porteurs d’espoir. »
Des mouvements propalestiniens tenus par les plus radicaux
« En ce sens, poursuit-il, les mouvements étudiants propalestiniens auxquels nous avons assisté l’an dernier sur les campus nous ont profondément blessé. Ces mouvements étaient porteurs de sous-entendus antisémites ou qui relevaient de réflexes antisémites. Face à des comportements problématiques, les réactions ont principalement consisté à minimiser ou à nier leur teneur. De plus, ces mouvements étudiants n’ont pas pris de précautions pour éviter de tels propos, et ils n’ont cherché à être ouverts aux Juifs.«
« Nous, jeunes Juifs progressistes, précisent les trois cofondateurs, luttons aussi pour le droit des Palestiniens et pour l’existence de deux États. Nous condamnons d’une même voix le gouvernement israélien dominé par des partis d’extrême droite, fascistes, racistes, suprémacistes, et des organisations comme le Hamas et le Hezbollah qui sont théocratiques, terroristes et antisémites. Ces deux camps sont des alliés objectifs dans l’escalade de la violence et de sang à laquelle nous assistons. Malheureusement, de tels propos n’étaient pas audibles au sein de ces mouvements étudiants tenus par leurs franges les plus radicales. Dès lors, ils n’étaient pas porteurs d’une vision réaliste. Je pense que leurs actions servaient à extérioriser une frustration plutôt qu’à réfléchir à une véritable solution pour le Proche-Orient. Ce n’étaient pas des mouvements porteur d’espoir. »
Un adossement nécessaire
Une deuxième impasse que regrette Golem est qu’ils parviennent difficilement à faire entendre leur conception du combat contre l’antisémitisme au sein de la communauté juive. Depuis quelques années, et le 7 octobre en particulier, une bonne partie de cette communauté se sent davantage soutenue par la droite belge, que par la gauche du pays et la gauche israélienne en pleine déliquescence. « Si nous ne voulons pas confondre antiracisme et antisémitisme, souligne Jérémie Tojerow, nous souhaitons adosser ces deux combats, car toute société raciste sera également antisémite. Malheureusement certains ne prônent pas toujours cet adossement. Ils se battent contre l’antisémitisme sans toujours lutter contre le racisme et les discours de haine en général. Or, on ne luttera jamais efficacement contre l’antisémitisme de cette façon. La lutte contre l’antisémitisme ne doit ni être négligée (comme c’est souvent le cas à gauche), ni opposée aux autres formes de racisme (comme certains ont tendance à le faire à droite). Toutes ces luttes doivent être articulées. »
En ce sens, le collectif Golem qui a rassemblé en quelques mois une centaine de membres actifs, se situe dans l’héritage du belge David Susskind (1925-2011), fondateur du Centre communautaire laïc juif (CCLJ) et défenseur d’un judaïsme laïc et libre exaministe, ainsi que du prix Nobel de la paix et ancien Premier ministre israélien Yitzhak Rabin (1922-1995). Dans leurs sillages, il espère pouvoir contribuer à des solutions de paix et à une lutte résolue contre l’antisémitisme.
Cette jeunesse est isolée entre une gauche qui minore l’antisémitisme, et une communauté juive qui se droitise
Philosophe et enseignant à l’ULB, Jean-Yves Pranchère connaît bien le collectif Golem. « Et je comprends leur solitude, souligne-t-il. Une partie de la gauche qui est sous l’influence de certains mouvements décoloniaux (je pense aux Indigènes de la République, au QG Décolonial, à la militante française Houria Bouteldja, au mouvement Bruxelles Panthères…) a effectivement abandonné la lutte contre l’antisémitisme. Parmi ces mouvements de gauche, certains sont antisémites sous le prétexte d’être antisionistes [c’est-à-dire hostiles à l’État d’Israël NdlR], d’autres nient la réalité de l’antisémitisme et de ses spécificités. Ce courant ne rassemble pas toute la gauche, mais il bénéficie d’une certaine influence. Politiquement, il est léniniste dans ce qu’il y a de pire : sa politique consiste en l’élimination des ennemis et ne se trouve pas dans la recherche de solutions. C’est en ce sens que ce courant de la gauche prône la destruction de l’État d’Israël, ce qui engendre son antisionisme et, parfois, son antisémitisme. »
« Par ailleurs, au sein de la communauté juive, poursuit Jean-Yves Pranchère, il est notable que certaines figures se sont droitisées ces dernières années et ont fait de la gauche, et de ses dernières évolutions en faveur des minorités (dont ce qu’ils nomment le « wokisme »), leur ennemi principal. Or, beaucoup de jeunes Juifs comprennent que l’islamophobie et l’antisémitisme sont deux discours spécifiques qui partagent néanmoins des logiques identiques. De la même manière que certains demandent aux jeunes Juifs de renier Israël pour pouvoir être acceptés, d’autres demandent aux jeunes musulmans de se dissocier de leur religion pour être admis dans la société. Contrairement à certains de leurs aînés, ces Juifs de gauche qui se retrouvent au sein de Golem ne veulent donc pas dissocier la lutte en faveur des différentes minorités de la lutte contre l’antisémitisme. Ils sont donc un peu isolés, tant à gauche que dans la communauté juive. Pour autant, le succès de leurs premières conférences montre qu’ils ne sont pas seuls et que beaucoup sont en attente d’un tel mouvement situé à gauche. »
guillement Une partie de la gauche qui est sous l’influence de certains mouvements décoloniaux a effectivement abandonné la lutte contre l’antisémitisme.
Des différences intergénérationnelles
Cadre du Centre communautaire laïc juif (le CCLJ) et président de l’Institut Jonathas (qui a pour objectif la pérennité de la vie juive en Belgique), Joël Kotek fait partie de ces cadres juifs qui se seraient droitisés aux yeux de beaucoup. Il reconnaît qu’il existe des divergences entre Golem et le CCLJ centre communautaire. « Pourtant, le CCLJ reste fidèle à ses fondements : il défend farouchement la solution à deux États. Au CCLJ, nous sommes et restons des sionistes… propalestiniens, et ce, à l’instar des militants de Golem. Je crois donc que ce qui nous sépare est davantage de l’ordre de malentendus et d’incompréhensions intergénérationnelles. Ma génération est restée ancrée sur les positions de la gauche traditionnelle, universaliste, laïque à la française, sociale-démocrate, tandis que les jeunes de Golem s’inscrivent davantage dans une gauche intersectionnelle, qui défend les minorités et critique l’universalisme de l’ancienne gauche qui serait en faveur de la classe dominante. Ce fossé, bien qu’il existe, n’altère pas les principes communs qui nous rapprochent, même si ma génération s’est en quelque sorte « droitisée » face à une gauche qui refuse de dénoncer l’antisémitisme et se radicalise contre Israël. À mes yeux, Golem est un groupe très prometteur qui pourrait former l’élite juive de demain, mais je comprends que ses militants se retrouvent dans une position difficile : sionistes et de gauche, ils se sentent coincés entre une communauté qui se droitise globalement et une gauche radicale de plus en plus antisioniste, qui nie la réalité de l’antisémitisme populaire. Il est donc compréhensible que cette situation leur soit douloureuse. »
« Ils vivent un isolement ressenti par beaucoup, conclut Joël Kotek. De manière générale, beaucoup de Juifs de Belgique se sentent abandonnés. Nous vivons dans une forme d’exil intérieur. Les événements du 7 octobre ont, par ailleurs, renforcé l’identité juive chez ceux qui s’en étaient éloignés, déclenchant un mouvement communautaire, parfois porté trop à droite. Par solidarité envers Israël, de nombreux Juifs refusent désormais de critiquer la politique actuelle de son gouvernement. »