Suisse

Partir à la guerre ou rester… le dilemme des Ukrainiens de Suisse

Passeport ukrainien posé sur des drapeaux suisse et ukrainien


Kai Reusser / SWI swissinfo.ch

Une loi décrétée il y a tout juste six mois étend le recrutement pour le front en Ukraine. Comment cet appel à renforcer les rangs est-il perçu parmi les Ukrainiens de Suisse? Deux témoignages évoquent leurs tiraillements. 

Balancés entre l’envie de servir leur pays et celle de sauver leur peau, leur gouvernement les considère comme des insoumis. Les Ukrainiens en exil doivent-ils rejoindre l’Ukraine pour s’y battre et défendre leur nation? Telle est la question cornélienne que se posent Maksym*, 36 ans, et Dmytro*, 50 ans, depuis que les autorités à Kiev ont décidé en mai de mettre la pression sur les Ukrainiens qui vivent à l’étranger. À l’instar de milliers de leurs compatriotes.

Avec son manque de soldats et une hausse des cas de désertion, l’Ukraine doit reconstituer sans cesse son armée. Et rappeler ainsi à leurs obligations ceux qui ont quitté le pays en guerre. Cette loi s’applique non seulement à ceux qui en Suisse sont couverts, depuis le début de l’invasion russe, par un permis «S», que les autorités suisses leur ont délivré, mais cette loi concerne directement aussi tous ceux qui ont fui l’Ukraine avant l’annexion de la Crimée en 2014.

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Tous égaux devant la loi

En vertu de cette loi, tout Ukrainien âgé de 18 à 60 ans doit désormais s’inscrire à l’armée, passer un examen médical et mettre à jour son statut de résident. Peu importe la durée du séjour en Suisse ou, pour certains, de l’obtention de la nationalité suisse. Avec ce décret, Maksym et Dmytro ont senti la pression monter. Avec le sentiment aussi que tout le monde serait enrôlé un jour. Des tensions sont nées couplées à un malaise et une insécurité. Voilà ce qui traverse l’esprit des Ukrainiens que swissinfo.ch a pu rencontrer.

«Avant l’introduction de ce décret, l’examen médical que l’on passait à l’armée déterminait si l’on était ‹apte, partiellement apte ou inapte› à servir. La section ‹partiellement apte› a désormais été supprimée. Ce qui signifie que les personnes ‹en partie inaptes› doivent être réexaminées», explique Maksym.

Avant la guerre, celui-ci voyageait en Europe pour une société basée à Kiev. En 2022, deux semaines avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il était à Genève dans le cadre de son travail. Mais en raison de la fermeture de l’espace aérien, il n’a pu rentrer chez lui. «Lorsqu’il est devenu évident que Kiev ne tomberait pas en trois jours», dit-il, ou en d’autres termes que cette guerre allait durer, Maksym a fait en sorte que sa femme et sa fille puissent le rejoindre à Genève. 

«En partant de Kiev quinze jours plus tôt, j’avais laissé de l’argent à ma femme, fait le plein d’essence et rassemblé nos documents dans une seule valise. J’avais eu un pressentiment, se souvient-il. Et lorsque l’avion a décollé de l’aéroport de Boryspil à Kiev, j’avais noté sur la piste la présence d’un énorme avion militaire américain. Je me suis dit que quelque chose ne tournait pas rond.»

Évadés ou exilés?

Les Ukrainiens soumis à cette nouvelle vague de mobilisation ont en principe soixante jours pour mettre leurs documents en conformité. Depuis l’étranger, ils ont aussi la possibilité de le faire via une application appelée «Reserve Plus».

«Si vous ne vous conformez pas à cet ordre de marche, une première amende de 17’000 hryvnias (350 francs suisses) vous est adressée. Les autorités commencent à s’intéresser ensuite à vos données personnelles. Un avis est expédié à votre dernière adresse enregistrée, que vous viviez à l’étranger ou en Ukraine. Ensuite une seconde amende tombe, cette fois de 25’000 hryvnias (520 francs). Et ainsi de suite, les amendes s’enchaînent et votre responsabilité pénale peut être finalement engagée. Chargés de faire appliquer cette loi, des services peuvent vouloir également saisir vos biens», décrit Maksym.

Les propriétaires d’un immeuble n’ont par exemple plus le droit de le vendre, de le transférer ou de le léguer, ou réaliser des transactions. «Mes compatriotes ont bien plus peur de la charge pénale qui pèse que des amendes», résume-t-il. Hors d’Ukraine, deux solutions s’offrent à eux: ne rien faire et attendre ou se conformer à la loi et s’engager dans l’armée si on projette de rentrer au bercail un jour.

Selon lui, depuis la Suisse, il est déjà impossible de renouveler son passeport ukrainien sans devoir mettre à jour son dossier militaire en même temps. Il nous souffle que trois de ses connaissances se seraient ainsi déjà vu refuser les services consulaires. En effet, sur ordre du ministère ukrainien des Affaires étrangères, tout Ukrainien à l’étranger âgé de 18 à 60 ans doit être capable de fournir un document d’enregistrement militaire papier ou numérique.

«Notre gouvernement fait actuellement tout ce qui en son pouvoir pour rendre inconfortable la vie des Ukrainiens qui ne se sont pas encore inscrits à l’armée et qui vivent aujourd’hui hors d’Ukraine», avance-t-il. À l’expiration de son passeport ukrainien, il ne lui restera plus que la possibilité de voyager en Suisse avec son permis S ou un permis de séjour suisse. La tendance parmi ses compatriotes à l’étranger est d’obtenir actuellement un passeport roumain. Et devenir citoyens européens pour 3000 euros et trois à six mois d’attente.

Mais comme l’Ukraine ne reconnaît pas la double nationalité, les noms qui figurent sur les bases de données continueront d’être contrôlés. Et des avis de conscription continueront d’être envoyés. Interrogé avant l’introduction de cette loi par le quotidien britannique The Guardian, le ministre ukrainien des Affaires étrangères Dmytro Kuleba avait déclaré en avril que seuls quelques Ukrainiens de l’étranger allaient revenir à son avis. Il avait cependant insisté sur la portée symbolique de ces retours. «Les gars sont très fatigués dans les tranchées», en précisant que leurs pairs en Europe «allaient au restaurant».

Reportage du Téléjournal de la RTS du 10 mai 2024 sur le manque d’hommes dans l’armée ukrainienne:


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Gilets pare-balles à leurs frais

Après trois ans de guerre, la fibre patriotique s’est un peu estompée. «Les gens se réveillent. Depuis que je suis ici, je collecte moi-même des fonds pour des amis afin de leur permettre de se procurer un attirail de base dans les magasins militaires (chargeurs, gilets pare-balles). Des volontaires leur livrent ensuite ces articles parce que sur place… ils manquent de l’essentiel», explique Maksym.

«Un de mes camarades qui était soldat dans les forces aéroportées a été transféré récemment dans une autre brigade. Il vient d’être nommé tireur d’élite. Il est au front et en première ligne. Mais on ne lui a même pas procuré un fusil adéquat, comme ceux qu’utilisent les snipers en particulier.» 

«Il fait usage d’une arme qu’il s’est fabriquée avec des pièces détachées. Mais à portée limitée, 100 mètres contre 800 ou 900 mètres pour un fusil professionnel, détaille-t-il. Voilà pourquoi, avec d’autres, il envisage d’épargner pour lui en acheter un.»  

Il note également que toutes les unités n’auraient pas droit, semble-t-il, aux mêmes équipements. Mais émettre ce genre de critiques à l’encontre de son gouvernement et de son ministère de la Défense n’est pas franchement aisé en temps de guerre. Maksym, très frustré, ne peut pourtant toutes les réfréner.

«Je pense que l’armée a de l’argent en Ukraine. Mais la question est de savoir quelle part de celui-ci revient réellement aux soldats. Aujourd’hui, on ne s’attend pas à recevoir des équipements haut de gamme ou des armes ultramodernes. Mais du matériel essentiel devrait être fourni», clame-t-il.  

Il relève aussi que des soldats financeraient eux-mêmes directement via du financement participatif (crownfunding) des drones, des systèmes électroniques et des véhicules. Maksym se demande dès lors où va l’argent du ministère de la Défense. «Je pense que l’entier du système est corrompu de fond en comble. C’est une des raisons qui incite les gens à déserter, et d’autres à perdre la foi au front. Mon ami ne cesse d’ailleurs de me dire: ‹Ne songe pas à venir ici!›.»

Dilemme moral

Rester à l’écart loin de cette guerre pour protéger sa famille et ses proches ou aller défendre sa terre. C’est bien le dilemme qui ronge les Ukrainiens en exil.

Pour Dmytro, 50 ans, son existence devrait se poursuivre en Suisse loin du fracas. «Ma femme et moi avons quitté l’Ukraine en 2009. Depuis, j’ai travaillé en Suisse où je paie régulièrement mes impôts. Notre fils est sur le point d’obtenir son passeport suisse et nous songeons sérieusement à le demander aussi. Je crois que nous avons déjà abandonné dans nos têtes notre nationalité ukrainienne, même si nous la possédons encore. Notre vie est ici. Je ne crois pas que nous nous sentions ukrainiens. Mais tant que Kiev n’aura pas épuisé ses réserves en soldats en Ukraine, il ne sert à rien à mon avis de poursuivre les hommes partis avant 2014, année de l’annexion de la Crimée», explique-t-il.

«Je possède encore mon passeport ukrainien, ce qui signifie que je ne suis pas totalement libéré de tout ça. Je reste donc anxieux et plutôt mal à l’aise. Mon impuissance est grande, et je ne peux en parler à personne», avoue Dmytro.

Forcer des hommes démotivés à partir au combat est, selon lui, «une bombe à retardement». Il pense qu’il est impossible d’en faire de bons soldats. «La situation va encore empirer, craint-il aussi. L’Ukraine tient bon parce qu’elle est défendue par des gens motivés. C’est ce qui a tenu jusqu’à présent.»

Reportage du Téléjournal de la RTS sur 23 février 2024 sur ces Ukrainiens qui refusent d’aller au front:


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À l’écart depuis le 7 octobre 2023

En disant cela, Dmytro a aussi en tête un autre conflit contemporain. Celui qui a démarré le 7 octobre 2023, le jour où le Hamas a attaqué des villages israéliens depuis la bande de Gaza. Dès le lendemain, il se rappelle avoir vu à la télévision de jeunes Juifs du monde entier se bousculer dans les aéroports pour rentrer en Israël, quittant leurs études et emplois, et leurs vies confortables en Occident, pour se porter volontaires. «Tout le contraire en Ukraine», dépeint-il.

«C’est le nœud du problème, ajoute-t-il aussitôt. La population ukrainienne n’a rien à défendre en tant que valeurs puisque les autorités ont échoué au fil du temps et des gouvernements à construire un pays qu’on s’empresserait de protéger aujourd’hui. La corruption et la pauvreté font partie intégralement du décor. L’Ukraine est régie par un système dominé par des oligarques», conclut-il. 

*Les noms des personnes interrogées ont été modifiés, mais sont connus de la rédaction. Les opinions exprimées leur sont propres et n’engagent qu’elles.

Texte relu et vérifié par Veronica De Vore, traduit de l’anglais par Alain Meyer/op

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